Je suis Charlie

Autres trucs

Accueil

Seulement les RFC

Seulement les fiches de lecture

Mon livre « Cyberstructure »

Ève

Fiche de lecture : Si Einstein avait su

Auteur(s) du livre : Alain Aspect
Éditeur : Odile Jacob
978-2-4130-0702-7
Publié en 2025
Première rédaction de cet article le 24 février 2025


Alain Aspect raconte dans ce livre l'histoire des expériences qu'il a menées dans les années 1970-1980 et qui ont prouvé la violation des inégalités de Bell (en termes journalistiques « prouvé qu'Einstein avait tort »). Attention, il faut s'accrocher, mais c'est très bien décrit.

Bon, alors, avant que vous ne commandiez le livre, je vous dis tout de suite qu'à mon avis il faut au moins un bac scientifique et ne pas avoir tout oublié depuis. Comme le dit l'auteur au détour d'une page « Elles [ces démonstrations mathématiques] sont au demeurant peu difficiles sur le plan technique, et particulièrement limpides si on sait les suivre. » C'est un gros si…

Mais cela vaut la peine. Car l'auteur raconte une passionnante aventure scientifique, dont il a été un des principaux protagonistes. Dans les années 1920, la physique quantique prend forme et un formalisme mathématique est développé, qui permet des calculs qui collent parfaitement avec les expériences. Donc, tout va bien, on a compris comment le monde marchait, et on peut réduire les budgets de la recherche en physique ? Non car, si la plupart des physiciens sont très contents que la quantique marche aussi bien et se satisfont de ce formalisme, Einstein râle : le fait qu'au cœur de la quantique, il n'y ait que des probabilités et pas de certitudes lui semble bancal. Il doit y avoir quelque chose sous la quantique qui permet de retrouver son formalisme. Bohr n'est pas d'accord, il pense que le caractère probabiliste de la quantique n'est pas le résultat de notre ignorance mais une propriété fondamentale. Tout le monde cite ce débat des années 1920 et 1930 comme la controverse Einstein-Bohr et, en effet, à part ces deux chercheurs, peu de physiciens se sentent concernés ; la quantique marche, c'est tout ce qu'on lui demande. Le débat Einstein-Bohr semble purement philosophique, puisqu'il n'a pas de conséquences pratiques : tout le monde est d'accord que les calculs faits avec le formalisme quantique donnent le bon résultat. Alors, savoir s'il y a quelque chose en dessous semble de peu d'intérêt (Aspect rencontrera souvent cette attitude quand il commencera à s'intéresser au sujet des dizaines d'années plus tard).

Une étape importante survient en 1964 quand Bell démontre que le problème n'est pas purement philosophique et qu'il peut être tranché par l'expérience : il établit des relations entre certaines valeurs qui sont respectées par toute théorie non-probabiliste mais seraient violées par la quantique. Il ne reste « plus qu'à » tester ces relations. Mais Bell publie dans un journal peu connu et qui cessera vite de paraitre. Son article passe donc assez inaperçu (et l'Internet n'existait pas alors, c'était journaux papier et photocopies si on voulait diffuser la connaissance).

Dans les années 1970, toutefois, plusieurs équipes commencent à monter des expériences pour tester les inégalités de Bell. Elles sont très difficiles à mesurer et les premiers résultats ne sont pas très concluants, voire contradictoires. (En science, l'expérience a toujours raison ; mais que faire si deux expériences donnent des résultats contraires ?) C'est à ce moment qu'Alain Aspect se penche sur le sujet. Son livre, après avoir exposé en détail le problème qu'on essayait de résoudre (en très simplifié : est-ce Einstein ou Bohr qui avait raison ?), décrit l'expérience ou plutôt les expériences, qui finalement trancheront la question. (Divulgâchage : les inégalités de Bell sont violées, le formalisme quantique était donc tout ce qui comptait et son caractère probabiliste est fondamental.)

La réalisation de l'expérience a nécessité plusieurs tours de force, racontés dans le livre. (Vous y apprendrez pourquoi il faut beaucoup de sable pour vérifier la physique quantique.) À chaque résultat, des objections pouvaient être élevées. Par exemple, les deux instruments qui filtrent les photons émis (les polariseurs), avant leur mesure, sont censés être indépendants. Mais peut-être se coordonnent-ils d'une manière inconnue ? Pour éliminer cette possibilité, il faut alors modifier l'expérience pour déplacer les instruments en moins de temps qu'il n'en faut à la lumière pour aller de l'un à l'autre, afin d'être sûr qu'ils n'ont pas pu se coordonner. (Vous noterez que cela utilise un résultat connu d'Einstein : la vitesse de la lumière ne peut pas être dépassée.) À la fin, tout le monde s'y rallie : aucune échappatoire, la quantique, dans l'interprétation qu'en faisait Bohr, est bien gagnante (il a fallu encore quelques expériences après celles d'Aspect). Mais il y a quand même une partie amusante à la fin du livre, sur les possibilités que « quelque chose » intervienne et explique les résultats qui semblaient probabilistes. La science n'est jamais 100 % terminée.

Tout cela s'est étalé sur plusieurs années, compte-tenu de l'extrême délicatesse des phénomènes physiques à mesurer. Comme le conseillait un expert consulté par Aspect au début « ne vous lancez pas là-dedans si vous n'avez pas un poste stable, avec sécurité financière ».

Et le titre du livre, alors ? L'opinion d'Aspect est qu'Einstein, avec ces expériences, aurait admis que la physique quantique donnait bien une description complète. Les erreurs sont importantes en science, ici, elles ont poussé à creuser la question, et j'ai appris dans ce livre que l'intrication quantique, une des propriétés les moins intuitives du monde quantique, avait justement été mise en évidence par Einstein, lors de ce débat. Voulant trouver un cas « absurde » pour appuyer son point de vue, il a découvert quelque chose de très utile.

Lors de la présentation du livre à la librairie Le Divan à Paris, le 14 février, un spectateur a demandé à Aspect son opinion sur les calculateurs quantiques, qui utilisent justement l'intrication. « Il [le calculateur quantique] marche car il y a davantage d'informations dans des particules intriquées que la somme de leurs informations. Mais il n'existe aujourd'hui aucun vrai ordinateur quantique. Trop d'erreurs et pas assez de corrections (1 000 qubits réels pour faire un seul qubit logique correct). »

La vidéo de la présentation à la librairie Le Divan (animée par Anna Niemiec, de la chaine Space Apéro), est visible en ligne. aspect-le-divan.jpg

Version PDF de cette page (mais vous pouvez aussi imprimer depuis votre navigateur, il y a une feuille de style prévue pour cela)

Source XML de cette page (cette page est distribuée sous les termes de la licence GFDL)