Première rédaction de cet article le 26 décembre 2018
Tout a commencé par une panne d'un Eurostar. Immobilisé sur la voie, il bloquait toute la ligne à grande vitesse du nord de Paris. Mon TGV pour Lille a eu une heure et demie de retard. En attendant ce TGV, je pouvais perdre du temps sur des réseaux sociaux futiles, ou bien lire les vrais penseurs qui écrivent sur du papier. J'ai donc acheté un hors-série de la revue Books, « Internet, pièges et maléfices ». Conseil : n'achetez pas cette revue. Il faut le faire une fois pour savoir mais, après, on peut s'abstenir, c'est très mauvais.
Le hors-série est consacré aux problèmes liés à l'Internet, ou plutôt essentiellement aux GAFA car c'est presque tout ce que les auteurs connaissent de l'Internet. La plupart des textes sont de la simple propagande anti-Internet, style Finkielkraut ou Joffrin, mais traduits de l'anglais, et publiés initialement dans des revues intellectuelles états-uniennes prestigieuses (genre The New York Review of Books ou The New Yorker), avant d'être rassemblés par Books dans ce hors-série.
Cela peut paraitre bizarre de parler de « propagande ». Après tout, l'Internet n'est ni un parti politique, ni une idéologie. Mais pourtant, la plupart des articles collectés ici ne sont effectivement pas du niveau de l'argumentaire mais de celui de la propagande : aucune référence précise, aucune vérification des faits, aucune mise en perspective. Ainsi, l'inévitable article sur le darknet ne manque pas de reprendre le cliché classique « tous les groupes terroristes ont une présence sur Internet » (p. 65), ce qui est factuellement exact (de même que « tous les terroristes utilisent une voiture ou le métro » ou bien « tous les terroristes boivent de l'eau ») mais n'offre aucune information, à l'époque où tout le monde a une présence sur Internet.
Books se veut intellectuel donc la propagande est légèrement plus subtile que sur BFM TV. Ainsi, l'article sur le darknet reconnait à mots couverts que le recrutement de tueurs à gages sur le darknet est une légende urbaine. C'est un des rares cas où il y a eu un scrupule tardif de l'auteur.
Mais autrement, tous les clichés se succèdent. On y trouve la traditionnelle bulle de filtres, comme si, avant Internet, le militant communiste lisait autre chose que l'Humanité et le patron autre chose que le Figaro, comme si, au café du commerce, on ne parlait pas déjà uniquement avec des gens proches, comme si les intellectuels qui passent à la télé allaient de temps en temps sur les rondspoints pour parler avec des gilets jaunes. On y voit le méchant Internet tuer les artistes car tout est gratuit. Bien sûr, Wikipédia n'est pas fiable et est trumpiste, puisque prétendant que toutes les vérités se valent. On y trouve les jeunes qui ne lisent plus, l'ordiphone qui rend bête, etc. On reconnait les deux ou trois mêmes personnes qui sont systématiquement cités dans les articles anti-Internet, Morozov et Lanier. Notez que je ne les compare pas : Morozov dit des choses qui font réfléchir, lui. Lanier n'est cité que parce que la propagande aime bien les repentis.
Bref, rien d'original ou de nouveau, pour une revue qui parait fin 2018 (certains articles sont des reprises et sont plus anciens). Question clichés, il ne manque que celui comme quoi les dirigeants de la Silicon Valley mettraient leurs enfants dans des écoles sans ordinateurs.
Critiquer Internet est chic dans certains cercles intellectuels, aux États-Unis comme en France. Par contre, critiquer le capitalisme est tabou : pas question de dire que Google est une entreprise capitaliste, et que cela explique mieux son comportement que de fumeuses références au transhumanisme. Critiquer le capitalisme, ou même simplement l'appeler par son nom, vous fait tout de suite classer chez les affreux communistes. Il faut donc prendre les devants et plusieurs articles de la revue mentionnent les pays de l'ex-URSS, notamment la Biélorussie, en décrivant l'horreur des régimes staliniens, pour bien enfoncer le clou « nous attaquons l'Internet mais nous n'attaquons pas le capitalisme, nous ne sommes pas des communistes, rassurez-vous ». Seul l'interview de Chris Hedges (par ailleurs très réactionnaire) nomme simplement les choses, en disant que Facebook et Google agissent comme ils agissent parce que ce sont des entreprises capitalistes.
Et, pour les lecteurs paresseux qui, contrairement à moi, n'auraient pas lu tous les articles, l'introduction anonyme fournit une synthèse toute faite « Books a été parmi les tout premiers organes de presse à attirer l'attention sur les risques que le développement d'Internet fait peser sur les démocraties ».
Tous les articles de ce numéro ne sont pas aussi caricaturaux que ceux que j'ai résumés ici. L'article de Frank Furedi sur la surinformation est une bonne synthèse historique. L'auteur y fait bien remarquer qu'à chaque saut technologique (notamment l'écriture et l'imprimerie), les contemporains ont eu peur de cet « excès d'information ». Et il analyse à juste titre que cette peur vient du fait qu'on n'a pas tout de suite les outils (techniques et intellectuels) pour gérer cet afflux d'information rendu possible par la nouvelle technique. De même, James Gleick sur les Anonymous, et Ben Jackson sur le harcèlement ont fait de bons articles qui ne sont pas unilatéraux dans leurs conclusions.
Mais cela ne devait pas plaire à la rédaction : les articles exprimant un point de vue nuancé sont systématiquement dotés d'encadrés qui les contredisent. (Une belle violation du droit moral, à mon avis, que ces pavés placés au milieu de l'article d'un auteur et qui prennent le contrepied de l'article !) Et, alors que les articles sont signés, ces encadrés sont anonymes (juste signés « Books »). Frank Furedi a même droit à deux encadrés.
La passion du propagandiste va jusqu'à accompagner l'article d'Edward Luttwak consacré à Edward Snowden d'un texte (p. 39) qui affirme que Snowden est lié à la Russie et en donnant pour preuve le fait qu'il encourage à utiliser Tor (stupidement qualifié de « moteur de recherche ») ajoutant que Tor est financé par la Russie ! Dans le monde réel, Tor est financé par l'armée états-unienne, ce que dit d'ailleurs bien un autre article (p. 62). Mais personne ne fait de vérification chez Books. On voit donc que les mensonges à des fins de propagande ne sont pas une exclusivité de RT.
La rédaction ne s'est pas acharnée uniquement à coups d'encadrés dans les articles qui ne convenaient pas au discours souhaité. Elle a aussi utilisé les chapeaux. Ainsi dans un article sur le darknet, le chapeau affirme que Bitcoin est « intraçable », alors que l'article, p. 64, explique à juste titre que c'est le contraire (à propos de l'enquête Silk road).
Autre malhonnêteté intellectuelle utilisée dans cette revue, c'est l'allusion. Au contraire des mensonges francs et clairs (le financement de Tor par la Russie…), l'allusion n'affirme rien de précis, mais laisse entendre. Ainsi, p. 63, le Bitcoin est critiqué car ne reposant pas sur l'or ou l'argent (ce qui est exact, mais est également vrai de toutes les autres monnaies), et laisse entendre que les monnaies fiat (celles des États), elles, le seraient.
Enfin, la revue use largement de formules jolies mais ne reposant pas sur des faits précis et vérifiables. On lit par exemple que Bitcoin repose sur une « formule mathématique obscure ». On joue ici sur l'aversion des médias pour la mathématique, présentée comme difficile et obscure, pour éviter que les citoyens ne se penchent sur les questions compliquées, afin de laisse entendre qu'il y aurait un secret caché dans Bitcoin. Ce n'est pas le cas, le logiciel est libre, on peut vérifier qu'il utilise de la cryptographie classique et bien connue. Certaines cryptomonnaies comme Monero ou Zcash utilisent en effet des algorithmes cryptographiques moins connus et difficiles à appréhender, mais, comme pour le Bitcoin, ils n'ont rien d'obscur et sont largement documentés. Mais l'effet visé était purement rhétorique : « obscur » (comme le dark de darknet) fait peur.
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