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Le prix Nobel d'Économie pour étudier les biens communs

Première rédaction de cet article le 30 octobre 2009


Effet amusant de la crise financière, le prix Nobel d'Économie, auparavant attribué uniquement aux économistes les plus ultra-capitalistes, partisans d'un marché à outrance, a retourné sa veste. Désormais, finies les modélisations mathématiques irréalistes, ayant pour seul but de justifier les réductions de salaire ou d'avantages sociaux. Maintenant, priorité aux économistes qui étudient le monde réel.

En 2009, le prix Nobel d'Économie est revenu à Elinor Ostrom et Oliver Williamson. La première est surtout connue pour son étude du fonctionnement des biens communs.

Dans un article du 12 octobre, Hervé Le Crosnier se félicite de cette décision du comité Nobel et estime que l'un des mérites d'Ostrom est d'avoir tordu le cou à la théorie simpliste de la tragédie des biens communs.

Cette théorie, formalisée dans un article célèbre de Garrett Hardin en 1968 part du cas d'un pré communal où chaque berger peut faire paître ses moutons. Rapidement, selon Hardin, le pré, qui n'est à personne puisqu'il est à tout le monde, est complètement dévasté et plus rien n'y pousse. L'article (court, seulement six pages, et où l'auteur nous inflige ses opinions sur à peu près tous les sujets, de la surpopulation à la publicité en passant par une réflexion quasi-eugéniste) ne détaille pas longuement ce cas. Mais l'exemple de la « tragédie des biens communs » est en général cité à l'appui de la propagande pro-privatisation : la solution est tout simplement de donner le pré à un ou plusieurs hommes riches qui vont s'en occuper... et taxer les bergers.

Je vous laisse lire l'excellent article d'Hervé Le Crosnier pour une explication de l'argument d'Ostrom contre cette théorie. Mais il y a un point qui me tient à cœur dans le problème de la tragédie des biens communs qui est rarement mentionné : c'est que le problème est artificiellement déséquilibré. Dans la description classique du problème, le pré est public mais les moutons sont privés. Donc, les dépenses (d'entretien et de régénération du pré) sont partagées entre tous alors que les bénéfices reviennent à 100 % au berger. Pas besoin d'être prix Nobel d'Économie pour voir que, dans ce cas, l'intérêt rationnel de chaque berger est d'épuiser le pré le plus vite possible. En effet, s'il y a N bergers et qu'ils sont en même temps, en tant que membres de la communauté, responsables équitablement du pré, les dépenses D provoquées par le surpâturage seront de D/N par berger, alors que le bénéfice dû à ce surpâturage, même s'il est très inférieur à D, est entièrement pour le berger. Le choix rationnel individuel est vite fait et, comme souvent, il mène à la ruine de tous. On voit ce genre de phénomènes tous les jours ; par exemple, dans le transport routier, le patron d'une entreprise de transport ne paie qu'une partie de l'usure de la route due à ses camions, via ses impôts, alors qu'il garde tous les bénéfices : les moyens de transport collectifs comme le train ne peuvent donc pas lutter.

Comme tous les articles célèbres, « Tragedy of the commons » est souvent cité et jamais lu. Car ces deux points sont centraux dans l'article d'Hardin (avec la pollution à la place du transport routier), beaucoup plus riche et nuancé que l'ultra-résumé qu'on cite tout le temps.

Et pas besoin d'avoir un doctorat en mathématiques pour se dire que le problème peut être résolu d'un côté (privatiser la terre commune) ou de l'autre (remettre en cause la propriété privée des moutons) : c'est la contradiction entre les deux modes de propriété - dépenses publiques et bénéfices privés - qui est la source du problème. (Là, par contre, Hardin s'est arrêté avant ce point.)

Pour une critique analogue de l'article d'Hardin, cf. « La tragédie des communs était un mythe ».

L'argument d'Ostrom est différent (mais pas incompatible) en insistant sur le fait que les biens communs ne sont pas seulement une ressource passive qu'on exploite mais aussi un espace politique, régulé par la communauté. Ce point a été traité, par exemple, par Eva Hemmungs Wirten dans ses études sur les glaneuses. Pour éviter qu'une glaneuse individuelle ne ramasse tout, un certain nombre de règles ont été élaborées par les glaneuses, ainsi qu'une méta-règle, glaner uniquement en plein jour, pour garantir la transparence du processus.

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