Première rédaction de cet article le 3 février 2010
Dans le numéro de février 2010 des Communications of the ACM, un article de Michel Beaudoin-Lafon, « Viewpoint: Open Access to scientific Publications », discute du mouvement d'un grand nombre de publications scientifiques vers le modèle de l'OpenAccess et formule plusieurs critiques contre certains aspects de ce modèle. La principale critique est basée sur une curieuse estimation des coûts de ce modèle.
Traditionnellement, la publication d'articles scientifiques se fait dans des revues contrôlées par des éditeurs privés, dont le mastodonte Elsevier, qui est à la publication scientifique ce que Microsoft est au logiciel. Ces revues ne paient pas les auteurs, ni les relecteurs, les personnes qui relisent les articles. Par contre, les universités et centres de recherche paient l'abonnement à ces revues alors qu'elles ont fourni l'essentiel du contenu gratuitement. Comme le rappelle Beaudoin-Lafon, ce n'est pas une pure question financière, ce modèle a un autre problème, c'est la privation de droits qui fait qu'un scientifique ne peut pas faire circuler librement un article, même lorsqu'il en est l'auteur.
Ce modèle moyenâgeux s'est maintenu par conservatisme, par idéologie (permettre la publication directe par les scientifiques fait peur à certains habitués du contrôle) et parce que les institutions qui évaluent les scientifiques, par exemple pour leur avancement, ne prennent souvent en compte que les publications dudit scientifique dans ce genre de revues.
Néanmoins, le monde change, l'Internet supprime les obstacles matériels à la diffusion directe des résultats scientifiques, et de nombreux chercheurs se sont engagés dans la lutte contre cette oligarchie d'éditeurs, par exemple sous la bannière de l'OpenAccess.
Beaudoin-Lafon appelle à la prudence vis-à-vis de ce mouvement, notamment en invoquant un motif de coût. Publier n'est pas gratuit et des éditeurs OpenAccess comme PLOS font payer les auteurs pour cela, des sommes que je trouve astronomiques, de 1 000 à 2 000 $ US. Beaudoin-Lafon pointe à juste titre les risques associés à un tel modèle où l'auteur doit être riche pour publier. Mais il ne remet pas en question l'évaluation des coûts par exemple en citant sans critique le chiffre de plusieurs millions de dollards dépensés par l'ACM pour sa propre bibliothèque numérique.
Il y a là un curieux « point aveugle ». Voyons d'abord quels sont les coûts de la publication :
Aujourd'hui, où un particulier comme moi peut financer l'hébergement de son blog sur son seul salaire et le servir en n'utilisant quasiment que des logiciels libres, déjà développés et mis au point, ces coûts sont nettement plus bas qu'autrefois.
Mais Beaudoin-Lafon a l'air de dire que ces coûts sont obligatoires et incompressibles. Ce n'est pas le cas. Personne n'a demandé à l'ACM ou à toute autre institution scientifique de tout publier sur son propre budget, sur une plate-forme ultra-rapide, avec des logiciels très perfectionnés. Ce qui est demandé aux éditeurs est de permettre un accès libre (Beaudoin-Lafon suggère, à juste titre, des licences de type Creative Commons). Une fois que cet accès est fourni, même sur un petit serveur surchargé et avec zéro fonction de recherche intéressante dans les articles, le Web 2.0 fera le reste. Des centaines de gens dans le monde ne demandent pas mieux que d'héberger gratuitement des copies de telles bibliothèques numériques, de développer des outils de recherche perfectionnés, etc. Il y aura même une participation du secteur privé (Google et Bing fourniront un moteur de recherche gratuit, du moment que le contenu est accessible).
C'est le principal manque de l'article « Viewpoint: Open Access to scientific Publications » : il considère comme acquis que le public est un réceptacle passif d'information et que l'émetteur (ACM, PLOS, etc) doit donc lui fournir un système complètement fini et de qualité parfaite. L'Internet nous a appris le contraire : si on publie un travail brut, peu fini, des tas de gens ne demandent pas mieux, si la licence le permet, de le perfectionner et d'en faire un outil qui concurrence les services traditionnels.
L'émetteur devrait donc se concentrer sur ce qu'il fait bien (Beaudoin-Lafon cite la question cruciale de la permanence de l'accès, là où un blog individuel peut disparaître du jour au lendemain) et ne pas dépenser « des millions de dollars » dans des projets pharaoniques. Publier des données sous un format ouvert, structuré (pour le Web des données), sous une licence libre, et le reste se fera tout seul.
J'avais défendu une telle position à l'UIT des années avant que cette organisation dinosaurienne ne publie ses normes gratuitement et les « experts » de l'UIT avaient tous trouvé cette idée ridicule, donnant comme principal argument qu'on ne pouvait pas se contenter de publier les normes, il fallait forcément payer une SSII très cher pour développer une usine à gaz logicielle tout autour. À leur décharge, ils écrivaient cela avant le Web 2.0, Wikipédia et le Web des données. Aujourd'hui, on sait qu'on n'est pas tout seul, qu'on n'est pas obligés de tout faire et que la « communauté » peut aider.
Merci à Catherine Letondal pour m'avoir signalé cet intéressant article.
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