Auteur(s) du livre : Thomas Haig, Mark
Priestley, Crispin Rope
Éditeur : MIT Press
978-0-262-53517-5
Publié en 2016
Première rédaction de cet article le 25 mars 2024
Un passionnant livre détaillant l'histoire de l'ENIAC, l'un des premiers ordinateurs. Contrairement à beaucoup d'autres textes sur l'ENIAC, celui-ci est très détaillé techniquement et ne vous épargne pas les informations précises sur le fonctionnement de cette bête, notamment de ses débuts où la programmation se faisait en soudant et désoudant.
L'ENIAC a été largement traité dans de nombreux ouvrages et articles. De nombreux mythes et légendes ont été développés, malgré le fait qu'on dispose d'une quantité énorme d'informations de première main, accessible aux historiens (beaucoup plus que pour le Colossus, secret militaire et dont beaucoup de documents ont été détruits). Mais depuis ses débuts, l'ENIAC a été un objet médiatique, très publicisé (pendant la guerre, il n'était que confidentiel, pas secret, encore moins très secret, et il a été déclassifié tout de suite après la guerre). Résultat, tout le monde avait quelque chose à dire sur l'ENIAC.
Par exemple, alors que les premières histoires sur l'ENIAC ne mentionnaient que des hommes, on a vu plus récemment des histoires affirmer en sens inverse que tout avait été fait par des femmes, les six de l'ENIAC. Le récit désormais classique est qu'elles faisaient la programmation de l'ENIAC, les « inventeurs » classiques, Eckert et Mauchly ne s'occupant « que » du matériel. Écoutant pour la Nième fois cette affirmation lors d'un exposé au FOSDEM, je me suis demandé « mais ça voulait dire quoi, au juste, programmer sur l'ENIAC » et j'ai lu ce livre.
Plusieurs facteurs rendent compliqué de répondre à cette question : d'abord, comme le notent bien les auteurs du livre, l'ENIAC, qui a eu une durée de vie très longue (de 1945 à 1955, bien plus qu'un smartphone d'aujourd'hui), a beaucoup évolué, cet ordinateur unique, qui ne faisait pas partie d'une fabrication en série, était modifié en permanence. Ainsi, la question de savoir si l'ENIAC était une machine à programme enregistré (plutôt qu'une « simple » calculatrice où le programme était à l'extérieur) a plusieurs réponses possibles (« plutôt non » au début de sa carrière, « plutôt oui » à la fin). Et la façon de « programmer » l'ENIAC a donc beaucoup changé.
Ensuite, bien que l'ENIAC ait laissé une énorme pile de documentation (comme les journaux d'exploitation, qui étaient bien sûr entièrement papier) pour les historiens, tout n'a pas été décrit. Des interactions informelles entre les membres de l'équipe n'ont pas forcément laissé de trace. Plusieurs couples mari-femme travaillaient sur l'ENIAC (comme Adele et Herman Goldstine) et il n'est pas facile de séparer leurs contributions (à chaque époque, on a mis en valeur les contributions de l'une ou de l'autre, selon la sensibilité de l'époque).
Enfin, comme tout était nouveau dans cette machine, même les acteurs et les actrices du projet n'avaient pas toujours une vision claire. Même une distinction comme celle entre matériel et logiciel était loin d'être évidente à cette époque. Et la notion même de « programme » était floue. Les « six de l'ENIAC » avaient été embauchées comme « opératrices », plutôt à déboguer des programmes existants (la machine avait mauvais caractère et les bogues étaient souvent d'origine matérielle, un composant qui brûlait, et le déboguage nécessitait donc de fouiller dans les entrailles de la bête) avant que leur travail n'évolue vers quelque chose qui ressemblait beaucoup plus à la programmation actuelle (sans que leurs fiches de poste ne suivent cette évolution).
Et cette programmation, sur une machine qui était loin d'être bâtie sur un modèle en couches bien propre, nécessitait des compétences variées. Ainsi, à un moment, l'ENIAC a reçu des nouvelles mémoires, dites « lignes à retard », où une onde sonore était envoyée dans un tube de mercure. La lenteur des ondes sonores, comparée à la vitesse de l'électronique, faisait que cela permettait de mémoriser (mais pas pour toujours) une information. Comme la ligne à retard stockait plusieurs informations, et était strictement FIFO, l'optimisation du programme nécessitait de bien soigner l'ordre dans lequel on mettait les variables : il fallait qu'elles arrivent à la fin du tube pile au moment où le programme allait en avoir besoin. Le programmeur ou la programmeuse avait donc besoin d'une bonne connaissance du matériel et de la physique ! En lisant ce livre, on comprend mieux les exploits quotidiens que faisaient les « six de l'ENIAC » et leurs collègues.
Il y avait plein d'autres différences entre la programmation de l'époque et celle d'aujourd'hui. Par exemple, l'ENIAC manipulait des nombres décimaux (son successeur, l'EDVAC passera au binaire). Les débats étaient très vivants au sein de l'équipe sur la meilleure façon de dompter ces nouvelles machines. Ainsi, une discussion récurrente était de savoir s'il valait mieux une machine complexe sachant faire beaucoup de choses ou bien une machine simple, ne faisant que des choses triviales, mais optimisée et plus générale. La deuxième possibilité nécessitait évidemment que la complexité soit prise en charge par les programmes. Bref, un débat qui évoque beaucoup celui CISC contre RISC. Au milieu de tous ces débats, il peut être difficile de distinguer la contribution de chacun ou de chacune. Ainsi, on présente souvent von Neumann comme l'inventeur de l'ordinateur moderne à programme enregistré (et où le code est donc traité comme une donnée), dans son fameux first draft. mais d'autres témoins relativisent son rôle en estimant que le first draft ne faisait que documenter par écrit les idées qui circulaient dans l'équipe. Les auteurs du livre se gardent de trancher (la vérité peut aussi être quelque part entre les deux). Les éventuels désaccords de personnes compliquent aussi les choses, par exemple Adele Goldstine et les six de l'ENIAC n'ont pas vraiment les mêmes souvenirs sur la création de cette équipe et son rôle. (Contrairement à ce qui est parfois raconté, les six de l'ENIAC n'étaient pas des victimes passives du sexisme, et ont largement fait connaitre leurs souvenirs et leurs opinions, contrairement à ceux et celles de Bletchley Park, tenu·es à un secret militaire rigoureux, même longtemps après la guerre.)
Point amusant, l'ENIAC est entré en service à une époque où les concepts de la cybernétique étaient à la mode et cela a influencé le vocabulaire de l'informatique. Si le terme de « cerveau électronique », par lequel était souvent désigné l'ENIAC, n'est pas resté, c'est avec l'ENIAC qu'on a commencé à utiliser une autre métaphore humaine, « mémoire » pour parle des dispositifs de stockage de l'information et, là, ce terme a perduré.
Outre les passions humaines, l'histoire de l'ENIAC a aussi été brouillée par des conflits motivés par l'argent. Eckert et Mauchly avaient tenté d'obtenir un brevet sur les concepts de base de l'ENIAC et le long conflit juridique sur ce brevet (finalement refusé) a été marqué par de nombreux témoignages officiels devant les tribunaux, témoignages qui ont pu figer certains souvenirs en fonction d'intérêts financiers.
En tout cas, le débat sur le rôle des six de l'ENIAC a occulté le rôle d'une autre catégorie, bien oubliée (on ne connait même pas leurs noms), les Rosie qui ont bâti le monstre, un engin qui occupait une immense pièce et avait nécessité beaucoup de travail manuel, peu reconnu.
Les auteurs notent d'ailleurs que bien des débats en histoire ne peuvent pas avoir de réponse simple. Ainsi, la recherche effrénée du « premier » (l'ENIAC était-il le premier ordinateur ?) n'a pas forcément, notent-ils, de sens. Déjà, cela dépend de la définition qu'on donne d'« ordinateur », ensuite, certains concepts émergent petit à petit, sans qu'il y ait un « moment Eurêka » où tout se révèle d'un coup. (Pour prendre l'exemple d'une autre polémique classique dans l'histoire de l'informatique, se demander qui a inventé le datagramme n'a pas plus de sens. Le concept est apparu progressivement, sans qu'on puisse citer, par exemple, l'article ou la conférence qui l'aurait exposé en premier.)
Le livre se termine d'ailleurs par une « histoire de l'histoire » de l'ENIAC, qui montre les nombreuses évolutions qu'il y a eu, et qu'il continuera à y avoir, sur cette machine. Comme souvent l'histoire suit le présent (les motivations de son époque) plutôt que le passé.
Merci à Valérie Schafer pour le conseil de lire ce livre, tout à fait ce qu'il faut pour comprendre ce que voulait dire « programmer l'ENIAC ».
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