Première rédaction de cet article le 8 mai 2016
Dernière mise à jour le 10 mai 2016
Une tribune sensationnaliste dans le Monde le 6 mai prétendait que « Google [avait] changé l'Internet » et portait une accusation précise : le navigateur Google Chrome utiliserait une racine DNS spécifique à Google. Passons sur le fond politique de l'article, est-ce qu'au moins les faits allégués sont exacts ?
Un petit mot au passage sur ce concept de « racine » (les
explications dans la tribune publiée dans le Monde
sont... floues). Un logiciel qui veut utiliser un nom
de domaine (par exemple un navigateur
Web qui veut aller voir
https://www.laquadrature.net/fr
) va devoir
interroger le DNS, un système technique qui
permet, à partir d'un nom de domaine, d'obtenir des informations
techniques indispensables (comme l'adresse
IP du serveur). Les noms de domaine sont organisés
sous forme d'arbre, avec la racine
représentée en haut (contrairement aux botanistes, les
informaticiens mettent la racine des arbres en haut). L'interrogation du DNS est faite par
un logiciel nommé résolveur, qui est en général indiqué
automatiquement à la machine (c'est la plupart du temps une machine du
FAI, mais on peut utiliser son propre
résolveur). Le résolveur commence par la racine, d'où il est
aiguillé vers les TLD puis de fil en
aiguille vers tous les autres noms de domaine. On voit donc que
qui contrôle la racine contrôle le DNS.
L'article publié dans le Monde dit « le navigateur Chrome de Google
remplace sans avertissement l’annuaire de
l’ICANN par le sien ». Au milieu de toutes les
vagues affirmations de ce texte, voici un fait précis, qu'on peut contrôler. Cela
prend cinq minutes à n'importe quel technicien. Avec un outil d'usage
courant, tcpdump, on peut voir le trafic DNS de
la machine. Lançons Chrome, tentons de visiter
et observons ce trafic. (Les lignes suivantes
sont triviales à interpréter pour le technicien ordinaire dont je
parlais.)
http://nic.la/
11:38:24.549321 IP6 2001:691:1348:7::bad:209.27121 > 2001:67c:217c:6::2.53: 58483% [1au] A? nic.la. (35) 11:38:24.551217 IP6 2001:67c:217c:6::2.53 > 2001:691:1348:7::bad:209.27121: 58483- 0/8/9 (685)
Que voit-on ? La machine d'adresse IP 2001:691:1348:7::bad:209
a fait une requête DNS au serveur
2001:67c:217c:6::2
, qui est bien un
serveur de la racine (leurs adresses IP
sont publiques et connues).
Amusant détail, je n'utilise personnellement pas la « racine ICANN » mais une racine « alternative », Yeti. Donc, même si on a fait un choix différent de la majorité, Chrome respecte ce choix (en fait, Chrome ne parle pas directement à la racine : comme tout bon logiciel, il parle au résolveur configuré par l'utilisateur, et ce résolveur a été configuré pour utiliser telle ou telle racine). Le complot s'effondre donc : le principal reproche fait à Google dans cet article ne repose sur rien. Alors que la vérification des faits prend quelques minutes à n'importe quel technicien, les auteurs de la tribune n'ont pas vérifié, ni demandé à un technicien de le faire.
Est-ce un accident isolé dans une tribune par ailleurs raisonnable ? Non, il y a beaucoup d'autres erreurs techniques. Par exemple, les auteurs affirment « [la racine de Google est] plus rapide puisque souvent délivré d'étapes de contrôle et de surveillance ». Enregistrer les requêtes (comme le fait la NSA) ne ralentit rien, cette affirmation est donc dénuée de sens.
Autre exemple du manque de rigueur de cette tribune, la mention
du .google
comme étant
« la racine de Google » alors qu'il s'agit d'un banal
TLD... Est-ce une distinction importante ou bien
est-ce que je pinaille excessivement ? Oui, c'est important car
cette erreur permet de juger le sérieux d'un texte. Imaginez un
article portant sur la production laitière. L'article confond à un
moment vaches et chèvres. Sans importance, puisqu'après
tout ce sont bien deux mammifères produisant du lait ? Mais si un
article sur ce sujet comportait une telle erreur, lui
accorderait-on la moindre crédibilité ? C'est pareil ici :
confondre TLD et racine, dans un article sur le DNS, est un signe
d'extrême légèreté.
On notera aussi que des affirmations tout aussi fausses (« Cependant Google (et Chrome) utilise leur propre racine (copie de la
racine ICANN) dont une est l’adresse IP 8.8.8.8
»
se trouvent depuis longtemps sur le
serveur Web de la société commerciale Open-Root, pour laquelle
travaillent deux des auteurs. (8.8.8.8
, alias
Google Public DNS, est un
résolveur DNS, qui n'a donc rien à voir avec une racine. Vaches
et chèvres, encore.)
Ces erreurs techniques sont d'autant plus curieuses que, si on
souhaite dire du mal de Google et mettre en
garde contre le pouvoir dont jouit cette société, les exemples ne
manquent pas. Google a un poids important, par sa
part de marché, peut influencer ce que font les internautes, et
ce poids important est certainement une question politique à traiter, comme toutes les
fois où une boîte privée a trop de pouvoir. Alors, pourquoi rajouter
des accusations fantaisistes ? Est-ce parce qu'il y a un risque
que Chrome, un jour, fasse ce qui lui est reproché dans cette
tribune ? Tout est possible mais ce ne serait pas très malin de la
part de Google. En effet, l'utilisation d'une autre racine se voit
(comme montré avec tcpdump plus haut). Ce ne
serait pas très discret de la part de Google (la tribune parle de
« substitution invisible », ce qui n'a pas de sens, vu cette
visibilité du trafic réseau). D'autre part, pas mal d'entreprises
utilisent en interne des TLD non-existants comme
.corp
, qui ne sont connus que de leurs
résolveurs. Si Chrome n'utilisait pas ces résolveurs, ces TLD ne
fonctionneraient pas.
Autre chose frappante, ce texte a largement circulé sur les réseaux sociaux, étant repris sans nuances, sans aucune vérification. On l'a par exemple vu cité sur le site de l'émission Arrêt sur Images. Apparemment, le fait d'être publié dans le Monde a un poids qui suffit à débrayer toute critique. (Alors qu'il s'agissait d'une tribune et pas d'un article, ce qui indique que le Monde n'a pas exercé de contrôle trop serré sur le contenu.)
Depuis, il y a eu une
réponse à ce texte. Elle a été annoncée sur
Twitter en utilisant le
raccourcisseur d'URL de Google
(goo.gl
). Le site d'Open-Root utilise
d'ailleurs le spyware
Google Analytics. Cela indique leur niveau de cohérence (mais
c'est courant chez les souverainistes : de grands discours
anti-GAFA à la tribune, mais l'utilisation de tous leurs outils
en pratique.) Sans compter la paranoïa « nous sommes attaqués de
toute part », de la part de gens qui passent dans le Monde ou à la
télé quand ils veulent, et qui sont invités à tous les colloques ministériels...
Bon, je critique cette réponse sur la forme, mais sur le fond ? Sur le fond, il n'y a rien à dire, parce qu'il n'y a pas d'éléments nouveaux : la réponse cite comme preuve que Google a son propre DNS... l'existence de Google Public DNS. Confondre un résolveur DNS public avec une racine, c'est comme l'expert en élevage cité plus haut qui confondrait vache et chèvre... C'est tellement désespérant que c'est au delà de toute discussion.
Pour les reste, pas de détails, pas de tcpdump montrant Chrome faire des requêtes à la soi-disant racine Google, rien.
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