Je viens d'écrire un livre nommé « Cyberstructure / Internet, un espace politique » et qui parle des
relations entre l'architecture technique de
l'Internet et la politique, notamment les
droits humains. Il est publié chez C & F Éditions. Pour les
différents moyens de l'acheter, vous pouvez regarder le site web d'accompagnement.
Vous n'y trouverez pas la Nième diatribe sur les méchants
GAFA, leurs impôts et leurs pratiques de
surveillance. D'abord, cela a déjà été largement décrit ailleurs,
et je n'avais pas grand'chose d'original à ajouter sur ce
point. Mais, surtout, j'avais envie de parler d'autre chose, des
parties moins visibles de l'Internet, de son infrastructure. C'est
donc forcément un peu technique mais ce livre n'est normalement
pas destiné aux informaticiens. Il comporte une première moitié
d'explications sur le fonctionnement de l'Internet (si vous lisez
les RFC, vous connaissez probablement déjà
le contenu de cette première partie). Et la seconde moitié est
composée d'une série d'études de cas sur des sujets politiques que
je trouve pas assez traités, perdus dans les débats sur
Facebook et Google.
Pourquoi avoir écrit un livre, alors que je pouvais tout mettre
sur mon blog ? Un avertissement d'abord :
je ne partage pas du tout le point de vue conservateur comme quoi
seuls les livres et les articles du Monde
sont sérieux, le reste étant du travail d'amateur internaute. (Et
les plus conservateurs des conservateurs sont encore pires,
considérant que le livre n'a ses propriétés magiques que s'il est
imprimé sur papier. Le contenu ne compte pas, pour eux, seule la
forme papier est importante.) Il y a des tas de livres ridicules
et inutiles, et plein d'articles de blog (ou de fils de discussion
sur les réseaux sociaux) remarquables et qui font réfléchir. Par
contre je ne pense pas non plus que tout est pareil : un livre a
des propriétés différentes de celles d'une série d'articles de
blog (pas supérieures ou inférieures, différentes).
Il y avait donc plusieurs raisons pour faire un livre (si vous
vous intéressez au contenu du livre et pas aux états d'âme de
l'auteur, vous pouvez arrêter cet article ici et aller vous procurer le livre et le lire) :
- L'argent (vous noterez que le livre n'est pas sous une
licence libre, quoique elle soit assez
libérale et qu'il n'y ait pas de menottes
numériques pour la version
EPUB chez l'éditeur). Non, je rigole : écrire
un livre et le vendre rapporte certes de l'argent mais ce n'est
pas rentable. L'auteur (moi, en l'occurrence) touche une avance
fixe, et un pourcentage sur chaque exemplaire vendu (pourcentage
qui est une minorité du prix de vente) mais cela ne compense pas
le temps que cela prend. Si j'avais passé ce temps à des
activités commerciales plus rentables, j'aurais gagné bien
plus. (Pour mon blog, l'appel à m'envoyer des
bitcoins n'a pas rapporté grand'chose.) Pour un
Guillaume Musso ou
un Marc
Levy, qui ont des revenus conséquents, il y des milliers d'auteurs qui ne gagnent pas
d'argent, en tout cas pas en proportion du temps passé et des
efforts déployés. Notez au passage que cela invalide la ridicule
propagande des ayant-droits « si les créateurs ne sont pas
rémunérés, il n'y aura plus de création ». Il suffit de voir le
nombre toujours croissant de livres publiés (malgré le méchant
Internet qui soi-disant tue les artistes), dont la plupart ne
seront pas des best-sellers, ni même des bonnes ventes, pour se
rendre compte que la grande majorité des auteurs écrivent parce
qu'ils désirent écrire, pas dans l'espoir
d'un gain financier.
- Le prestige. Eh oui, chacun ses faiblesses. C'est flatteur
de se voir en librairie, même si on n'est pas invité à une
émission à la télévision. C'est particulièrement vrai en France,
où l'objet-livre reste relativement sacré.
- La diffusion des idées. Un livre, diffusé par un éditeur, et ayant une
distribution physique, permet de toucher des gens
différents. Certes, grâce à l'Internet, tout le monde peut
mettre par écrit ses pensées (ou sur une vidéo, pour toucher les
gens qui ne savent pas lire) et le monde entier peut alors y
accéder. C'est le gros avantage de l'Internet, et la raison pour
laquelle les autorités en place veulent à tout prix le
« civiliser », c'est-à-dire faire rentrer le torrent dans son
lit. Mais le fait que le monde entier
puisse y accéder ne signifie pas qu'ils
vont le faire effectivement. Pour des raisons très variées,
certaines mauvaises et d'autres bonnes, un livre reste encore,
en 2018, un moyen plus efficace pour atteindre certains publics.
- Une nouvelle expérience. Une caractéristique importante de ce livre est que c'est
un travail d'équipe. Je peux écrire des articles sur mon blog
(comme celui que vous êtes en train de lire) et les publier tout
seul, sans rien demander à personne. Cela a des avantages
(rapidité, contrôle de tous les détails, cohérence du texte) mais aussi des
inconvénients. Avoir des regards extérieurs, discuter du contenu
avant publication, est très bénéfique. Un
travail qui soit davantage collectif est une expérience que
j'avais envie de tenter.
- La qualité. Un livre permet aussi de déléguer certaines tâches, comme
la mise en page, sur lesquelles je n'ai
aucune compétence. Non seulement cela donne un meilleur résultat
(le livre est plus agréable à lire) mais cela force l'auteur à
se concentrer sur le contenu, au lieu de passer des jours à
perfectionner ses macros LaTeX.
Notez bien qu'un livre n'est pas forcément sur papier. Les
réactionnaires qui déplorent la disparition du livre au profit du
méchant numérique font parfois un éloge nostalgique du papier,
supposé avoir des propriétés merveilleuses. En fait, les
arguments que j'ai donnés plus haut en faveur du livre sont pour
la plupart tout aussi vrais pour le livre numérique que pour le
livre papier. La forme papier a des tas d'avantages (lecture en
plein soleil, dans son bain, pas de dépendance vis-à-vis du
courant électrique, probablement une meilleure conservation sur le
long terme), mais un livre ce n'est pas juste une forme
physique ! C'est avant tout le travail des personnes qui ont
écrit, relu, corrigé, discuté, mis en page, et ce travail est ce
qui fait la valeur du livre. (Pour une excellente étude sur les
usages de l'objet livre, je vous recommande Le livre-échange, chez le même
éditeur.)
Après ces considérations générales, comment s'est passée la
réalisation de ce livre particulier ? D'abord, un conseil général
aux auteurs (personne n'écoute les conseils, et à juste titre) :
cela prend toujours plus de temps que prévu. Je croyais que ce
serait l'affaire de deux ou trois mois, mais cela a été bien plus
long :
- Plusieurs discussions préparatoires avec l'éditeur en
2017, pour essayer de cerner un peu en quoi consistera ce
livre. (Je décris ici le processus de production de mon livre :
d'autres ont été faits différemment, par exemple par un auteur
apportant à un éditeur un livre déjà fini.)
- Novembre 2017, j'écris une section du livre (celle sur les
« boitiers intermédiaires »), pour tester
mon style et discuter avec l'éditeur. J'écris aussi un plan détaillé.
- Décembre 2017, le format est décidé, le plan fini, l'écriture
commence.
- Les vacances de fin d'année 2017 voient une bonne partie
de l'écriture être faite. Les dates des fichiers me rappellent
que la section sur le chiffrement a été
faite le 31 décembre et finie à 18h30, la section sur les
problèmes liés à l'Internet étant commencée le 1 janvier à
12h00. Les
programmeu·r·se·s ne seront pas surpris·es
d'apprendre que, quand on écrit un livre, on produit parfois
plein de contenu en une semaine, qu'on passe ensuite deux mois à
corriger, modifier, vérifier. Le nombre de
signes n'est donc pas une bonne métrique
de l'avancement du travail.
- Février 2018, le travail
n'avance pas assez vite (je suis salarié et je ne peux pas
écrire à temps plein). Sur le conseil d'une auteure, je prends
une semaine de congés pour une « retraite » d'écriture. Après
avoir envisagé d'aller dans un monastère
(nombreux sont ceux qui louent des chambres aux cadres surmenés
cherchant un moment de concentration tranquille), je loue un
petit appartement à Chivres-Val (où il n'y a pas
beaucoup de distractions, surtout en hiver, ce qui aide au travail) et une grande
partie du livre est alors faite. Je recommande la méthode : une
semaine seul, sans sortir, et sans interruptions, c'est fou ce
que ça augmente la productivité.
- Mars 2018, première relecture extérieure. Évidemment, la
relectrice trouve plein de problèmes et suggère de nombreuses
modifications. Ces relectures sont une des grandes différences avec mes
articles sur ce blog. Sur ce blog, personne ne voit les articles
avant parution. Parfois, il y a des remarques ensuite, que
j'intègre dans certains cas, mais c'est très différent d'une
relecture a priori, où il peut être nécessaire de changer des
choses importantes, ce que j'ai psychologiquement du mal à
faire. Écrire lorsqu'il y a des relecteurices nécessite
d'abandonner son attitude défensive (« mais il est très bien,
mon livre ») et d'accepter des remarques critiques. Au passage,
je remercie mes relecteurices de leur honnêteté et de leur
franchise (« ce passage
est incompréhensible, il faut le refaire »).
- Mai 2018, contrat avec l'éditeur signé. Les contrats d'édition sont
souvent signés une fois le livre largement rédigé.
- Juin 2018, beaucoup de relectures extérieures, et donc
beaucoup de changements à faire.
- Juillet 2018, premier envoi à l'éditeur, pour un premier
avis. J'ai reçu plein de remarques au stylo rouge sur un
exemplaire papier (le papier est un bon support pour les
relectures et corrections, surtout l'été quand on est
dehors). Vacances en août où je lis les corrections, et apporte
des modifications.
- Septembre 2018, deux relectures particulièrement pointues,
qui trouvent de nombreux problèmes, et pas mal de fautes
d'orthographe ou de grammaire que je pensais éradiquées depuis longtemps. Puis
c'est l'envoi de la version « stable » (à ce stade, on ne peut
pas encore dire « définitive ») à l'éditeur.
- Novembre 2018, réception du projet de couverture du livre
(faite par Nicolas Taffin, de C & F Éditions), et du projet
de livre mis en page.
- Même mois, après correction du projet, et réalisation de
la couverture, envoi à
l'imprimeur.
- 17 novembre, première mention publique au Capitole du Libre à Toulouse.
- Premier exemplaire imprimé reçu le 3 décembre 2018.
Le livre, à son arrivée :
À plusieurs reprises, je me suis dit « là, c'est bon, c'est
terminé », avant qu'un·e relect·eur·rice ne me fasse des remarques
précises dont la prise en compte nécessitait un sérieux
travail. Bref, écrire est un marathon, pas un sprint.
Les lect·eurs·crices de mon blog verront que certaines sections
du livre ont été recopiées depuis mon blog. C'est le cas par
exemple de celle sur la neutralité. De même, la section sur
l'internationalisation a été reprise depuis l'ouvrage collectif
Net.Lang, avec l'autorisation de
l'éditeur. Mais la plus grande partie du contenu est
originale.
Si vous vous intéressez à la partie technique du travail (quel
logiciel j'ai utilisé, etc), voyez mon
autre article.
Et le contrat avec l'éditeur ? C'est un document de sept pages,
évidemment à lire soigneusement. Parmi les différent articles du
contrat, j'ai noté :
- L'article 2 dit que la responsabilité juridique revient à
l'auteur. Si Vincent Bolloré fait un
procès car on a parlé de lui d'une manière qu'il n'approuve pas,
c'est à l'auteur de se débrouiller, il ne peut pas se cacher
derrière l'éditeur.
- Les droits d'auteur
comprennent un à-valoir fixe, puis un
pourcentage de 8 % par exemplaire. (Cf. plus haut sur la
rentabilité de l'écriture d'un livre.)
- J'ai cédé les droits d'adaptation en
bande dessinée 🤣 mais pas ceux d'adaptation
au cinéma 🤣.
- J'ai aussi cédé les droits de
traduction. Je serais d'ailleurs très
heureux que ce livre soit traduit. Ce n'est pas tellement utile
pour l'anglais, où il y a déjà beaucoup
de textes sur la politique et Internet, mais cela serait très
souhaitable dans d'autres langues. Donc, si vous connaissez
traducteurs et éditeurs étrangers qui seraient intéressés,
n'hésitez pas à me les signaler.
Cet article est l'occasion de remercier une nouvelle fois
celles et ceux qui ont contribué à ce livre, à commencer par Hervé
le Crosnier, qui s'est beaucoup démené pour que ce livre naisse. Un livre n'est pas
fait que par un·e auteur·e. De même que, dans la
programmation, les gens qui signalent des
bogues et font des rapports de bogue détaillés sont un élément
indispensable du succès, de même relecteur·e·s,
éditeur·e·s,
maquettistes et imprimeur·e·s méritent les
chaleureux remerciements que j'envoie ici.
En conclusion ? Malgré le discours à la mode comme quoi les
gens n'arrivent plus à lire quoi que ce soit de plus long qu'un
tweet, malgré la tendance à ne mettre comme documentation, même
technique, que des vidéos, on ne peut pas dire que le livre soit
menacé de disparition : il y en a toujours autant d'écrits, et les
salons consacrés aux livres ne désemplissent pas. Sont-ils lus ? Je ne sais pas, mais
comme dit plus haut, l'auteur de livre n'est pas rationnel : il ou
elle écrit car il ou elle veut écrire.