Première rédaction de cet article le 29 mars 2021
J'ai vu récemment, mais ce n'était la première fois, une personne se prétendant « inventeur » affirmer que ceux qui riaient de ses prétentions fantaisistes n'avaient pas pris le temps d'examiner son travail et que leurs critiques n'étaient donc pas pertinentes. Le bon sens dit en effet qu'il ne faut pas critiquer sans connaitre, et que connaitre nécessite de passer un peu de temps sur l'objet de la critique. Est-ce que le bon sens a raison ?
Le cas précis auquel je fais allusion concernait la sécurité informatique et l'inventeur prétendait avoir trouvé une solution de sécurité universelle. J'ai rencontré ce cas plusieurs fois en informatique (les participants à l'IETF penseront bien sûr à « IPv10 »). Mais ce serait la même chose avec quelqu'un prétendant avoir trouvé un remède contre toutes les maladies, ou bien une personne affirmant avoir mis au point le mouvement perpétuel. (On trouve même ce syndrome de l'inventeur génial dans les sciences humaines, par exemple les gens annonçant avoir déchiffré le disque de Phaistos.) Dans tous ces cas, face aux première réactions négatives, l'inventeur génial se drape dans sa dignité et dit bien haut que ses opposants n'ont pas lu ses textes, n'ont pas étudié sa machine, et qu'on ne doit donc pas les croire puisqu'ils n'ont même pas fait l'effort minimal de chercher à comprendre.
Ce raisonnement semble s'appuyer sur un principe de base de la science et de la technique : comprendre une invention n'est pas facile, il faut y passer du temps, et, tant qu'on ne l'a pas fait, on doit rester prudent dans ses affirmations. Mais il faut poursuivre plus loin ce raisonnement : c'est justement parce qu'évaluer sérieusement une invention prend du temps qu'on ne peut pas le faire pour chaque type qui annonce à l'univers qu'il a inventé un truc extraordinaire. Toute personne connue dans son domaine voit passer de nombreuses annonces d'inventions géniales, et si elle consacrait à chacune le temps nécessaire pour être absolument sûre de sa vacuité, cette personne n'aurait pas le temps de faire du travail sérieux.
Est-ce injuste ? Peut-être. Mais c'est ainsi. Les journées n'ont que 24 heures et il faut bien dormir de temps en temps. Si vous êtes inventeur, ne croyez pas qu'un·e expert·e du domaine va consacrer gratuitement des heures ou des jours de son temps à analyser patiemment tout ce que vous racontez. Trépigner du pied en enjoignant les expert·es de se pencher sur vos élucubrations ne produira pas de succès.
Mais, alors, une invention disruptive, surprenante, remettant en cause des certitudes n'a aucune chance de percer ? On ne travaillera que sur des choses déjà connues, sans surprise ? Non, évidemment. Mais on sélectionnera. L'expert·e passera du temps sur les propositions dont ielle estime, à première vue, qu'elles offrent des chances sérieuses de ne pas être une perte d'efforts. Pour celles qui sont très surprenantes, inhabituelles, et qui remettent en cause des certitudes, l'expert·e va d'abord utiliser des « signaux d'alarme ». Ce sont des heuristiques (terme prétentieux pour dire qu'elles ne sont pas parfaites, mais quand même utiles). Si vous êtes inventeur génial et que vous voulez augmenter vos chances d'être écouté, ne déclenchez pas ces signaux d'alarme :
Tous les inventeurs ne déclenchent pas la totalité de ces signaux d'alarme. Mais ils en allument en général plusieurs. Comme toutes les heuristiques, elles ne sont pas parfaites. On ne connait pas de mécanisme parfait pour déterminer si une invention est géniale ou débile. Et les expert·es, comme tout le monde, peuvent se tromper. Mais, en raison de la finitude de la journée de travail, on doit utilise ces heuristiques, sinon on ne produirait jamais rien.
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