Première rédaction de cet article le 27 avril 2015
Le 23 avril dernier, le gouvernement français annonce qu'il a rencontré « les dirigeants d'internet ». Cela a, à juste titre, beaucoup fait rire, mais pas toujours pour de bonnes raisons. C'est que c'est compliqué de savoir qui dirige (ou pas) l'Internet.
Le communiqué du gouvernement français est en ligne mais a été modifié depuis. Le texte original disait « le Gouvernement mobilise les dirigeants d'internet » et la version modifiée suite aux rires des internautes dit « le Gouvernement mobilise les dirigeants des grands opérateurs de l'internet ». Notez que l'URL, qui reprend le titre du communiqué, n'a pas changé. C'est bien de ne pas l'avoir changé mais, désormais, le titre et l'URL ne sont plus en accord (voilà pourquoi il faut éviter de mettre trop de sémantique dans les URL).
Il y a bien des choses à critiquer dans le communiqué du gouvernement, notamment le ridicule des mouvements martiaux du menton (« le Gouvernement mobilise... ») ou surtout la gravissime faute qu'est la sous-traitance de la censure à des entreprises privées, plus soucieuses d'éviter les problèmes que de défendre la liberté d'expression. Mais les nombreuses critiques du communiqué gouvernemental se sont surtout focalisées sur le titre, comme celle de Numérama. Ce journal constate à juste titre qu'il est ridicule de parler des « dirigeants d'Internet » (et le gouvernement français doit être de cet avis puisqu'il a modifié son texte irréfléchi) car la gouvernance de l'Internet est complexe et ne se réduit pas à une poignée de « dirigeants ».
L'erreur n'est pas innocente, de la part du gouvernement. Celui-ci est en effet complètement perdu devant le mécanisme complexe qu'est l'Internet. Comme le héros du Prisonnier, les ministres passent leur temps à demander « qui est le numéro 1 ? » Ils ne peuvent en effet pas imaginer d'autres systèmes politiques que ce qu'ils ont appris à Sciences Po : un système très hiérarchique, avec une poignée d'acteurs (publics ou privés, peu importe pour eux), quelques dirigeants régnant sur une masse de « fond d'organigramme ». Rien d'étonnant que, perturbés par l'Internet, ils cherchent à toute force à le ramener au seul cas qu'ils connaissent, celui où on discute dans des bureaux feutrés, loin des rumeurs du monde, avec quelques messieurs « responsables ». Numérama a raison de pointer du doigt cette curieuse réduction de l'Internet à « Google, Facebook, Microsoft, Apple et Twitter mais aussi des responsables des principaux fournisseurs d'accès à Internet (dont les membres de l'association des fournisseurs d'accès et de services Internet comme Orange, Bouygues Telecom, SFR) ». Pourquoi ces entreprises privées particulières, et qui a décidé de leur confier l'Internet ? Personne, et surtout pas un processus démocratique. Mais ces entreprises sont toutes prêtes à suivre la voie de la censure privée (Facebook s'y est engagé depuis très longtemps). En façade, les politiciens français aiment se plaindre des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), mais ils sont très à l'aise avec cet oligopole de (pour citer Numérama) « gigantesques silos contenant des quantités inouïes de données personnelles, pour le plus grand bonheur des services de renseignement ». Bien plus à l'aise en tout cas qu'avec les millions d'acteurs de l'Internet qui le façonnent au quotidien. Il suffit de voir comment les politiciens français font tout pour détruire les échanges de contenu en pair à pair, encourageant ainsi les utilisateurs à se servir uniquement de quelques gros silos, avec lesquels on pourra ensuite parler.
Mais, si le gouvernement a tort de désigner les GAFA et les telcos comme « dirigeants d'Internet », qui sont alors les vrais dirigeants ? Numérama dérape ici en reprenant le jargon inimitable de l'ICANN et en prétendant que l'Internet serait géré par tout le monde, avec une très large participation. Ce serait en effet idéal mais, contrairement à ce que prétend l'ICANN pour essayer de faire oublier sa très faible légitimité, ce n'est pas le cas. Des entreprises comme les gros telcos, ou comme les GAFA, ont effectivement un pouvoir disproportionné. Si le terme de « dirigeants d'Internet » est exagéré, on ne peut pourtant pas nier, et c'est un gros problème de gouvernance en soi, que l'excessive concentration des échanges dans quelques silos (encouragée, comme on l'a vu, par les gouvernements successifs, que le pair à pair hérisse), entraine forcément un excès de pouvoir chez ces silos.
Et Numérama se contredit ensuite en prétendant avoir trouvé les vrais dirigeants : « ce n'est pas en direction des "GAFA" qu'il fallait se tourner, mais plutôt vers l'ICANN, le forum sur la gouvernance d'Internet (IGF), l'Internet Engineering Task Force (IETF), l'Internet Research Task Force (IRTF), l'Internet Society (ISOC), les registres Internet régionaux, l'ISO 3166 MA (Autorité de Maintenance), le W3C ou encore l'Internet Architecture Board (IAB), les forums de rencontre des opérateurs ainsi que les agences intergouvernementales ». À quelques exceptions près comme les « forums de rencontre des opérateurs », cette liste fait la part belle à des institutions clairement identifiables, justement ce que voudraient Cazeneuve et ses pareils. D'ailleurs, la liste tient du catalogue de Prévert en mêlant des organisations ayant un vrai pouvoir (RIR, ICANN, ISOC), des simples forums de bavardage (IGF), des organisations aux pouvoirs purement techniques et limités (IETF) et de mystérieuses « agences intergouvernementales » (on penserait à l'UIT si elle jouait le moindre rôle dans la gouvernance d'Internet).
Bref, il faut s'y résigner, la gouvernance de l'Internet est complexe, il n'y a pas de numéro 1 (dommage pour les ministres français), mais il n'y a pas non plus de « processus ouverts, bottom->up et multipartiesprenantes », quoi que prétende l'ICANN. Il y a beaucoup d'acteurs, avec des rôles variés et des pouvoirs très différents. Ça le rend difficile à gouverner ? Tant mieux, c'est aussi ce qui assure sa résilience face aux tentatives de contrôle.
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