Première rédaction de cet article le 12 mai 2020
Dans le dernier numéro du magazine « La Recherche », Jean-Gabriel Ganascia, président du comité d'éthique du CNRS, parle des applications de suivi de contacts en estimant que « la surveillance de la pandémie demande une éthique de responsabilité ».
Dans chaque numéro de ce mensuel, Jean-Gabriel Ganascia tient une chronique sur l'éthique. Dans le numéro 559 de mai 2020, il parle des applications de suivi de contacts comme l'hypothétique StopCovid, qui a suscité pas mal de discussions, sur divers points. Ici, un seul point est discuté : les risques que fait peser StopCovid sur la vie privée. (Sur le même thème, il a également donné un interview à France Info. Notez que StopCovid pose bien d'autres questions que la vie privée.)
L'argument principal de Jean-Gabriel Ganascia est présenté sous un angle philosophique. Il rappelle qu'il y a deux grands courants en éthique, qu'il nomme « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité ». L'éthique de conviction fait passer le respect des principes avant tout. Mentir, c'est mal, donc on ne ment pas, même pour, par exemple, sauver une vie. L'éthique de responsabilité, également appelée « conséquentialisme », s'attache surtout aux conséquences des actes, pour juger s'ils étaient éthiques ou pas. Envahir un pays pour en chasser un dictateur brutal peut être considéré comme éthique, même si on juge la guerre mauvaise. Évidemment, ces deux courants sont ici présentés sous leur forme extrême. On pourrait les caricaturer (par exemple en disant que l'éthique de responsabilité mène au « qui veut la fin veut les moyens ») mais, en pratique, la plupart des gens sont situés quelque part entre les deux. Ici, Jean-Gabriel Ganascia présente les gens qui s'opposent à StopCovid au nom de la défense de la vie privée comme partisans d'une éthique de conviction extrême (« dogmatique »), et il les accuse de « [risquer] une nouvelle flambée de l'épidémie qui causerait des dizaines, voire des centaines de milliers de morts ». Il prône donc une éthique de la responsabilité, qui ferait passer la vie privée après, au nom des conséquences positives du suivi des contacts. (« Ces craintes [...] doivent, dans la période actuelle, être mises en regard des autres enjeux ».)
Le principal problème que je vois avec cette prise de position n'est pas sur le principe : je ne suis pas un moraliste pur, qui voudrait que les principes comme la défense de la vie privée aient le pas sur tout (il parait que Kant, lui, était comme ça). Il est sur le fait que, curieusement, Jean-Gabriel Ganascia défend le conséquentialisme en oubliant un de ses principes de base : l'efficacité. Si on défend des mesures mauvaises au nom de leurs résultats positifs, c'est la moindre des choses que d'évaluer quelle chance on a d'atteindre ces résultats. Or, il n'y a rien de tel dans l'article :
Bref, il n'est pas un conséquentaliste conséquent. Il défend les applications de suivi de contacts au nom de l'éthique de responsabilité. Si on le suit, cela veut dire que ces applications peuvent être éthiques, même si elles violent la vie privée. (Notez que d'autres défenseurs de ces applications ont un autre angle d'attaque, affirmant bien haut qu'elles ne violent en rien la vie privée. La communication autour de StopCovid a changé dans le temps.) Mais cela n'implique pas forcément que ces applications soient éthiques, il leur reste encore à prouver leur efficacité. La fin justifie les moyens, peut-être mais des moyens non éthiques et qui ne permettent pas d'atteindre la fin auraient quelle légitimité ?
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