Première rédaction de cet article le 23 octobre 2020
Dans les débats, souvent confus, sur la 5G, on a souvent cité l'argument des usages. D'un côté, on vend du rêve « la 5G va permettre la télémédecine et les voitures connectées, ainsi que la protection des gentilles brebis contre les loups », de l'autre du scepticisme, voire de la négation, « la 5G ne sert à rien, on n'a pas besoin d'une telle capacité, ça ne servira qu'au porno dans l'ascenseur ». A priori, parler des usages plutôt que de la technologie est raisonnable. On déploie une nouvelle infrastructure pour ses usages, pas pour faire plaisir aux techniciens, non ? Cela semble de bon sens mais cela oublie un gros problème : prévoir les usages d'une technologie d'infrastructure n'est pas facile.
En effet, la 5G est une technologie d'infrastructure. L'infrastructure, c'est ce qu'on ne voit pas, ce qui est loin de l'utilisatrice ou de l'utilisateur. Cela peut servir à plusieurs usages très différents. Ainsi, l'infrastructure routière peut servir à aller travailler le matin. (D'accord, pour la biosphère, il vaudrait mieux prendre les transports en commun. Mais ils ont souvent été supprimés dans les régions. Et ne me parlez pas de télétravail, vous croyez qu'un infirmier ou une ouvrière du BTP peuvent télétravailler ?) Mais la même infrastructure peut aussi servir à partir en vacances. Quel que soit le jugement de valeur (« les vacances, ce n'est pas vraiment utile ») qu'on ait sur ces usages, il est important de se rappeler que l'infrastructure ne se limite pas à tel ou tel usage.
Un point important avec l'infrastructure est que, quand on commence à la déployer, on ne connait pas réellement ses usages. Quand on a conçu l'Internet, personne n'envisageait le Web. Quand on a conçu le Web, personne n'envisageait Facebook, Gmail et Wikipédia. Les usages sont peu prévisibles et il ne faut pas forcément compter sur eux pour trancher en faveur ou en défaveur d'une technique d'infrastructure. L'argument de gros bon sens « avant d'investir dans un déploiement d'une infrastructure, il faut se demander si c'est vraiment utile » est trop court, car l'infrastructure (si elle est bien conçue) n'impose pas un usage unique. Faisons une expérience de pensée. Imaginons que, comme certains le proposent pour la 5G, un comité, une commission ou une agence ait été chargée, avant le déploiement de l'Internet, de peser ses usages et de décider si le jeu en valait la chandelle. Ce comité n'aurait pas connu le bon (Wikipédia, Sci-Hub, les appels vocaux à très bas prix entre continents) ou le mauvais (la surveillance massive) de l'Internet. Comment aurait-il pu prendre une bonne décision ?
Et est-il à craindre qu'il n'y ait tout simplement pas ou peu d'usage, que la nouvelle technologie qui a coûté si cher à déployer ne serve finalement à rien ? S'agissant d'une technologie de communication, comme l'Internet, il n'y a pas de risque : l'être humain est très communiquant, et toutes les technologies de communication, depuis l'aube de l'humanité, ont été des grands succès. On pouvait donc parier sans risque de l'Internet en serait un.
Autrefois, certains opérateurs ont pourtant essayé de contrôler les usages. À une époque lointaine, les opérateurs téléphoniques (AT&T et France Télécom, par exemple), avaient essayé d'interdire les modems, considérés comme un détournement du réseau téléphonique. Le même France Télécom, lorsque le RNIS est apparu en France, avait essayé de promouvoir des applications spécifiques au RNIS. (Voyez un exemple d'application liée au réseau dans cet amusant article de 2004.) Et ceci alors que l'Internet promouvait au contraire l'idée d'un réseau neutre, sur lequel de nombreuses applications, pas forcément développées ou encouragées par l'opérateur, seraient possibles. (Notez que les opérateurs issus de la téléphonie classique n'ont jamais vraiment renoncé à ce contrôle. Les ordiphones sont ainsi beaucoup plus fermés que les PC.) Comme le dit Joël Mau « Les infrastructures ne doivent pas être un frein mais un facilitateur ».
Ce « détournement » ou tout simplement, pour parler comme Zittrain, cette générativité, sont des qualités qu'on retrouve dans de nombreuses technologies, et qui permettent l'innovation. Après tout, lorsque Gutenberg a inventé sa presse, il n'avait pas non plus imaginé tous les usages. Et lorsque le Minitel a été conçu, personne ne pensait aux messageries, son grand usage. Ce phénomène est connue en sociologie de l'innovation d'assez longue date : les utilisatrices et utilisateurs ne sont pas des consommateurs passifs d'« usages » décidés d'en haut, elles et ils développent des usages surprenants, qui peuvent influer sur l'innovation. On peut lire par exemple « Les utilisateurs, acteurs de l’innovation », de Madeleine Akrich, qui contient beaucoup d'exemples amusants. Notez que très peu des exemples de cet article concernent le numérique, ce qui indique que cette générativité des techniques, et cette initiative des utilisateurs, ne sont pas une spécificité du monde numérique. (En anglais, on peut aussi citer les travaux d'Eric von Hippel.)
Revenons aux usages et à leur utilisation dans le cadre de controverses socio-techniques. Outre la difficulté à prédire les usages effectifs d'une technologie nouvelle, un des problèmes du « pilotage par les usages » est la question des opinions. Reprenons l'exemple du « porno dans l'ascenseur » cité plus haut. La pornographie est légale en France. Le politicien puritain qui a utilisé cet exemple voulait manifestement pointer que le porno était un « mauvais usage », pas digne qu'on investisse pour lui. On peut imaginer que les défenseurs de l'usage de la pornographie ne vont pas se mettre en avant et l'argument était donc bien calculé pour ne pas être contestable. (Pourtant, on peut noter qu'en période de confinement et de couvre-feu, la frustration sexuelle est un vrai problème, même si le porno n'est pas forcément la solution.) Mais passons du porno à d'autres usages. La diffusion de matches de football en haute définition est-elle utile ? Comme je ne m'intéresse pas du tout au football, ma réponse serait non. D'autres personnes auront un autre avis. On voit bien là l'un des problèmes fondamentaux du « pilotage par les usages » : comment déterminer les usages « légitimes » et selon quels critères ?
En conclusion, et notamment dans le cadre du débat sur la 5G, je pense qu'il faut manier l'argument des usages avec prudence. Lorsque j'entends cet argument, j'ai tout de suite envie de creuser la question avec celui qui le présente :
[Article réalisé avec la participation de Francesca Musiani].
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