Première rédaction de cet article le 19 juillet 2019
Dernière mise à jour le 20 juillet 2019
Hier, une partie du préfixe IPv4
44.0.0.0/8
a été vendue à
Amazon. Comment ? Pourquoi ? Et c'est quoi
cette histoire de ventes d'adresses
IP ? Nous allons plonger dans le monde de la
gouvernance de l'Internet pour en savoir
plus.
D'abord, les faits. Le préfixe vendu est le
44.192.0.0/10
et on peut vérifier, par
exemple avec whois, qu'il « appartient »
(les juristes hésitent pour savoir s'il s'agit réellement de propriété) à
Amazon :
% whois 44.192.0.0 ... NetRange: 44.192.0.0 - 44.255.255.255 CIDR: 44.192.0.0/10 ... Parent: NET44 (NET-44-0-0-0-0) Organization: Amazon.com, Inc. (AMAZO-4) RegDate: 2019-07-18 Updated: 2019-07-18
Comme l'indique la date de mise à jour, cela a été fait hier. Le
reste du préfixe 44.0.0.0/8
« appartient » à
ARDC (Amateur Radio Digital Communications),
une organisation créée pour représenter les intérêts des
radioamateurs. En effet, ce préfixe
44.0.0.0/8
, comportant 16 777 216 adresses
IPv4 avait historiquement été alloué au
réseau de radioamateurs, AMPR. (Le site Web officiel de l'ARDC
est dans le domaine ampr.org
.)
% whois 44.0.0.0 NetRange: 44.0.0.0 - 44.191.255.255 CIDR: 44.128.0.0/10, 44.0.0.0/9 NetName: AMPRNET Parent: NET44 (NET-44-0-0-0-0) Organization: Amateur Radio Digital Communications (ARDC) RegDate: 1992-07-01 Updated: 2019-07-18
Pour les amateurs de BGP, notez que le préfixe entier était annoncé par l'UCSD il y a un peu plus d'un mois. Depuis le 4 juin 2019, ce n'est plus le cas, comme le montre RIPE stat, Amazon annoncera sans doute « son » préfixe dans le futur (pour l'instant, ce n'est pas fait).
Les addresses IPv4 sont de plus en plus rares et, logiquement, valent de plus en plus cher. Amazon, avec son épais portefeuille, peut donc en acheter, seule la loi du marché compte. On peut acheter et vendre des adresses IP, comme des bananes ou des barils de pétrole, elles ne sont pas considérées comme des biens communs, et ne sont pas soustraites au marché. Pour diminuer cette pression liée à la pénurie, la bonne solution est évidemment de déployer IPv6 mais beaucoup d'acteurs trainent la patte, voire nient le problème.
Le préfixe 44.0.0.0/8
dépend du
RIR ARIN et ARIN
estime que la transaction a suivi ses règles : le titulaire du
préfixe était d'accord, et le nouveau titulaire était éligible (il
pouvait démontrer un besoin d'adresses, ce qui est assez évident
pour AWS). Mais quelles questions cela
pose-t-il ?
D'abord, je précise que je ne suis pas radioamateur moi-même et que je ne peux donc pas donner une opinion intelligente sur les relations (apparemment pas toujours idylliques) au sein d'ARDC et entre ARDC et les radioamateurs en général.
Car l'une des premières questions posées concernait justement
la légitimité d'ARDC. À l'époque où le
44.0.0.0/8
a été alloué, en 1986, assez loin
dans le passé de l'Internet (la date de 1992 que donne ARIN est la
date de l'entrée dans une nouvelle base de données, pas la date
originelle), ARDC n'existait pas. À l'époque, les allocations de
préfixes se faisaient de manière non bureaucratique, assez
souplement, et sur la base de relations de confiance
mutuelle. ARDC a été créé par la suite, en 2011, justement pour
gérer les ressources communes, et certains se demandent si cette
responsabilité d'ARDC va jusqu'à lui permettre de vendre une
partie des ressources communes, même si cet argent (« plusieurs
millions de dollars », ce qui est bon marché au cours actuel des
adresses IPv4, mais, comme beaucoup de choses dans cette affaire,
le montant exact n'est pas public) reviendra au bout du compte à
la communauté des radioamateurs. Ce problème de vente d'un bien
commun est d'autant plus crucial que l'ARDC est une organisation
purement états-unienne, alors qu'il y a des radioamateurs dans le
monde entier (et qu'ils ont une
fédération internationale qui les représente.)
Il y a aussi des débats, internes à ce monde des radioamateurs, quand au mécanisme de prise de décision, et à l'information envoyée par les décideurs (apparemment inexistante, avant la vente). Mais, comme je l'ai dit, je ne suis pas radioamateur donc je ne peux pas juger.
On peut aussi se poser la question de l'applicabilité des
règles d'ARIN. Au moment de la délégation
du préfixe 44.0.0.0/8
, ARIN n'existait même
pas (il n'a été créé qu'en 1997). Comme les autres préfixes du
« marais »,
44.0.0.0/8
a été récupéré par un RIR, qui a
ensuite imposé ses règles. ARIN n'a pas voulu dire si ARDC avait
ou non signé un accord - nommé RSA (Registration Services
Agreement) ou LRSA (Legacy Registration
Services Agreement) selon le cas - pour cette soumission
aux règles ARIN.
Notez que cette acceptation des règles de l'ARIN est obligatoire si on veut mettre ses préfixes dans la RPKI. (L'argument d'ARIN étant que la RPKI, elle, a été créé après ARIN.) Ce n'est pas forcément très important en pratique, les réglementations internationales font que le réseau des radioamateurs n'est pas un réseau critique, de toute façon. (Par exemple, le chiffrement est interdit.)
Certains ont défendu la vente en disant que le préfixe vendu
n'était pas utilisé (et ne le serait probablement jamais,
l'activité de radioamateur ne grossissant pas tant que ça) mais
le site Web de l'ARDC montre que
44.224.0.0/15
, qui fait partie du préfixe
vendu, était bien prévu pour être utilisé (en pratique,
l'Allemagne semble ne pas s'en être servi beaucoup).
Toute cette histoire illustre bien le fait que la gestion des
adresses IP est tout aussi politique (et business) que celle des
noms de domaine, pour lesquels tant (trop) de gens s'excitent. La
gouvernance de l'Internet ne se limite pas
à la création (ou non) du .gay
, du
.vin
ou du .amazon
!
Quelques autres lectures :
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