Auteur(s) du livre : Peter Daniels, William Bright
Éditeur : Oxford University Press
978-0-19-507993-7
Publié en 1996
Première rédaction de cet article le 19 janvier 2009
Depuis l'invention de l'écriture il y a cinq mille ans, du côté de Sumer ou d'Uruk (section 3 du livre, une des plus longues, en hommage à l'écriture première), d'innombrables systèmes d'écriture ont été inventés par l'homme. Bien que moins nombreux que les langues puisqu'un même système d'écriture peut servir à de nombreuses langues, on compte néanmoins pas moins de 131 entrées dans la norme ISO 15924, qui normalise la liste des écritures... sans compter celles qui ne sont pas connues. La thèse de Peter Daniels, exposée dans la section 1, est que l'écriture mérite une science à elle, qu'il nomme grammatologie, distincte de la linguistique.
Si aujourd'hui, l'alphabet latin a une place particulière dans le monde (avec des évolutions, comme le décrit bien la section 59), l'écriture arabe (section 50) ou la chinoise (section 15) ne donnent aucun signe de prochaine disparition. L'humanité va donc continuer à vivre avec plusieurs écritures, en dépit des espoirs de certains uniformisateurs qui auraient trouvé que l'adoption généralisée de leur alphabet aurait bien simplifié certains problèmes techniques sur l'Internet (comme les noms de domaines internationalisés du RFC 3490). Certains pays comme l'Inde ont même plusieurs écritures en usage officiel (c'est aussi le cas de l'Union Européenne, passée à trois écritures depuis l'intégration de la Bulgarie).
Pour apprécier cette variété, vous pouvez regarder la célèbre page Web « Tout le monde peut avoir une mentalité de provincial » qui liste la phrase « Pourquoi ne peuvent-ils pas tout simplement parler français ? » en de nombreuses langues et de nombreuses écritures.
Il fallait donc un gros livre pour traiter de toutes les écritures du monde. Cet ouvrage collectif de près de mille pages a réussi, en faisant appel à de nombreux spécialistes. Malgré tout, la place manque et, par exemple, les hiéroglyphes égyptiens (section 4) sont expédiés en onze pages. Mais cette écriture est bien connue et les éditeurs ont préféré passer du temps sur des systèmes moins connus tels le syriaque et sa famille araméenne (sections 46 à 49) ou des écritures d'Asie comme la tangoute (section 18).
Ce livre est donc très souvent cité dans les forums où se préparent
les normes techniques pour un Internet
accessible à tous, par exemple la liste unicode@unicode.org
où se discutent les
progrès de la norme Unicode.
La section 1 explique la classification adoptée (mais pas par tous les auteurs du livre : c'est l'inconvénient des ouvrages collectifs, plusieurs ne reprennent pas le vocabulaire de la section 1). Il y a six types d'écriture différents, les logosyllabaires, où les caractères notent un mot (logogramme) ou bien une syllabe, les syllabaires où les caractères notent exclusivement des syllabes comme l'antique cunéiforme, les abjad où on ne note que les consonnes (cas des écritures arabe et hébreu), les alphabétiques, où on note consonnes et voyelles, dont la plus connue est l'écriture latine que vous lisez en ce moment, les abugidas où les caractères notent une consonne et une voyelle associée, l'utilisation d'une autre voyelle se faisant par un caractère diacritique (les abugidas sont notamment communs en Inde), et enfin les écritures à caractéristiques (featural) comme le hangeul où les formes des caractères sont liées aux caractéristiques de la langue.
En revanche, un système purement logographique, où chaque caractère représenterait un mot, n'est pas possible, car il faut bien noter les mots nouveaux et les mots étrangers. Les hiéroglyphes égyptiens, par exemple, ne sont pas purement logographiques (une image ne vaut pas forcément un mot) mais plutôt logosyllabaires.
Ce classement, qui est loin de faire consensus, a suscité d'autant plus de passions que les analyses des différentes écritures étaient traditionnellement obscurcies par des jugements de valeur. Par exemple, aux dix-neuvième et vingtième siècles, la plupart des linguistes occidentaux considéraient comme acquis que les écritures syllabaires étaient inférieures aux abjads, eux-même inférieurs aux alphabets. Ainsi, la supériorité de l'Occident se manifestait même dans son alphabet !
Depuis qu'il existe des systèmes d'écriture, il y a des théories sur leur origine. Souvent, il s'agit d'une origine divine comme le dieu Thot enseignant les hiéroglyphes aux Égyptiens. Dans le cas d'écritures plus récentes comme la cherokee (section 53), l'invention est présentée comme survenue en rêve. Parfois, le récit est plus concret, par exemple les Grecs de l'Antiquité furent les premiers à donner à leur écriture une origine humaine, une importation depuis la Phénicie (cette histoire est décrite en section 21, qui raconte le voyage de l'écriture phénicienne vers l'Ouest). Puisque l'écriture grecque dérive de celle des Phéniciens, c'est l'occasion de se demander combien d'inventions complètement indépendantes de l'écriture ont eu lieu ? Au moins trois (Mésopotamie, Amérique Centrale et Chine) mais jusqu'à sept selon certains auteurs, qui considèrent que les écritures de l'Inde ou de l'Égypte ont été créées sans aucune influence moyen-orientale.
Pendant que le phénicien voyageait vers l'Ouest et créait les alphabets grecs puis ses descendants latin et cyrillique, les écritures araméennes, issues de la même souche mésopotamienne, partaient vers l'Est, donnaient naissance à de nombreuses écritures asiatiques. La boucle sera bouclée à Manille (section 45), en 1593 avec la publication de Doctrina Christiana, livre bilingue et bi-écriture, en espagnol, avec une écriture latine qui avait fait le demi-tour du monde par l'Ouest et en tagalog avec l'écriture baybayin, qui avait fait le demi-tour du monde par l'Est.
Contrairement aux langues, en permanente évolution et qu'il n'y a aucune raison de figer, les écritures sont forcément assez conservatrices, un de leurs buts étant de permettre le voyage dans le temps, de faire voyager des textes vers le futur. Si on réforme trop radicalement, on ne pourra plus lire les textes du passé. Ces problèmes sont d'autant plus sensibles que l'écriture est souvent valorisée et que toute réforme suscite des passions (voir l'excellente section 63 sur les politiques d'écriture en Allemagne et, par exemple, les hésitations du régime nazi sur le gothique).
Chaque écriture ou famille d'écritures fait l'objet d'une section séparée, écrite par un expert du domaine et systématiquement complétée d'une reproduction d'un texte dans cette écriture, avec sa transcription en alphabet latin, et sa traduction en anglais. Il n'a pas été facile de composer de tels textes, les chaînes de production éditoriale n'étaient pas vraiment armées pour un livre utilisant à peu près la totalité d'Unicode. La préface remercie donc Apple pour le Macintosh II et ses logiciels. (Un système comme LaTeX, très utilisé dans le monde académique, et réputé pour la qualité du résultat, n'aurait pas convenu car il gérait fort mal Unicode. Il faudrait tester aujourd'hui avec XeTeX pour voir si un tel livre serait possible en TeX.)
Ces exemples de texte sont variés et choisis dans des domaines très divers. « Ce monument a été construit par Siderija, fils de Parmna, pour lui, sa femme et son fils Pubele. » (lycien) ou bien « Les armes ne tuent pas l'âme, le feu ne la brûle pas » (sanskrit, en devanāgarī, extrait de la Bhagavad-Gîtâ) mais aussi « Erreur due à la gueule de bois » (irlandais, en ogham).
Le déchiffrement des écritures mortes n'est pas forcément une partie de plaisir. C'est une activité proche de la cryptanalyse (section 9) et le livre de David Kahn, The Codebreakers, contient d'ailleurs une section sur le travail des paléo-linguistes. Les amateurs sont d'ailleurs informés que le linéaire A attend toujours son Champollion.
L'invention de nouvelles écritures ne s'est pas arrêtée à l'Antiquité. On invente toujours de nouvelles écritures, parfois pour de bonnes raisons, parfois par simple souci de se distinguer. Une section décrit certaines de ces écritures « modernes » comme le Vai (section 54) ou le Cri (section 55).
J'ai appris aussi qu'il existe des systèmes d'écriture non linguistiques comme la notation phonétique en section 71, la musique en section 72 ou, plus étonnant, les mouvements du corps en section 73, par exemple avec le système Beauchamp-Feuillet.
Un ouvrage pour les longues journées d'hiver, à lire avec une table solide, vu son poids, et qui nécessite de prendre des notes au passage. Et encore, je n'ai pas lu une seule des références bibliographies citées... Bonne lecture et bon voyage dans le monde extrêmement riche des écritures humaines.
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