Auteur(s) du livre : Clément Perarnaud, Julien
Rossi, Francesca Musiani, Lucien
Castex
Éditeur : Le bord de l'eau
9782385190682
Publié en 2024
Première rédaction de cet article le 9 novembre 2024
La fragmentation d'Internet est un sujet complexe, et souvent mal traité. Ce court livre fait le point sur les différentes questions que soulève ce débat et d'abord « qu'est-ce que c'est que la fragmentation ? » J'en recommande la lecture.
Le terme de fragmentation a en effet souvent été utilisé dans un but politique. Des influenceurs étatsuniens ont dit que le RGPD (ou le DSA), avec son application extra-territoriale, menait à une fragmentation de l'Internet. D'autres influenceurs étatsuniens (ou les mêmes) dénoncent toute activité de souveraineté numérique (imposer le stockage des données dans le pays, imposer que les échanges entre entités du pays restent dans le pays, etc) comme de la fragmentation. On entend souvent dire que les Chinois ou les Russes auraient « leur propre Internet » (ce qui n'a aucun sens). On se demande souvent si les gens qui répètent avec gourmandise qu'il y a fragmentation de l'Internet avec les actions russes ou chinoises le déplorent, ou bien s'ils voudraient que d'autres pays fassent pareil… Enfin, le débat est souvent marqué par l'hypocrisie comme lorsque les USA dénoncent le fait que le gouvernement chinois veuille empêcher ses citoyens d'aller sur Facebook alors que lui-même fait tout pour bloquer TikTok. En paraphrasant OSS 117, on pourrait dire « non, mais la fragmentation, c'est seulement quand les gens ont des manteaux gris et qu'il fait froid ».
Bref, le débat est mal parti. D'où l'importance de ce livre, qui est tiré d'un rapport au Parlement européen des mêmes auteurs, et qui étudie sérieusement les différents aspects de la question.
Déjà, première difficulté, définir la fragmentation. Est-ce lorsque une machine ne peut plus envoyer un paquet IP à une autre ? (La traduction d'adresses est-elle un facteur de fragmentation ?) Est-ce lorsque le résolveur DNS par défaut ne résout pas certains noms ? (Et si on peut en changer ?) Est-ce quand les Chinois n'utilisent pas les mêmes réseaux sociaux ou moteurs de recherche que nous ? (Ne riez pas, j'ai déjà entendu cette affirmation.) Bien des participant·es au début ne connaissent pas le B.A. BA du modèle en couches et n'essaient même pas de définir rigoureusement la fragmentation. Les auteur·es du livre s'attachent à examiner les définitions possibles. Non, ielles ne fournissent pas « la bonne définition », le problème est trop complexe pour cela. Il est sûr que tout·e utilisateurice de l'Internet ne voit pas la même chose et n'a pas le même vécu. Mais enfermer cette observation évidente dans une définition rigoureuse reste difficile.
D'un côté, disent les auteure·es, il y a bien des tendances centrifuges. De l'autre, non, l'Internet n'est pas fragmenté, malgré les affirmations de ceux qui tentent des prophéties auto-réalisatrices (comme le notent les auteur·es, le thème de la fragmentation et l'utilisation de termes journalistiques comme « splinternet » est souvent simplement une arme rhétorique). Mais est-ce que cela durera ?
Le livre détaille l'action des États qui pousse à la fragmentation, le jeu des lois du marché qui peut mener à la création de silos fermés (la fameuse « minitélisation de l'Internet »), etc.
Bon, une critique, quand même. Tout débat sur la politique Internet est forcément complexe car il faut à la fois comprendre la politique et comprendre Internet. Et, s'agissant de l'Internet, des faits de base (comme le pourcentage d'utilisateurs qui utilisent un résolveur DNS public) sont souvent difficiles à obtenir. Néanmoins, prétendre que dix sociétés résolvent la moitié des requêtes DNS au niveau mondial est impossible à croire. Le chiffre, cité p. 73, est tiré d'un article grossièrement anti-DoH qui ne cite pas ses sources. (Pour voir à quel point ce chiffre est invraisemblable, pensez simplement que toutes les études montrent que les résolveurs DNS publics sont une minorité des usages, et surtout que cela dépend des pays, les Chinois n'utilisant pas les mêmes que les Français et ielles sont nombreux.) L'usage de chiffres « au doigt mouillé » est malheureusement fréquent dans les débats de politique Internet.
Mais, bon, je l'ai dit, la question est très complexe, les données souvent dures à obtenir et cette critique ne doit pas vous empêcher d'apprendre tout sur le débat « fragmentation » dans cet excellent livre. Et rappelez-vous, l'avenir de l'Internet dépend aussi de vous.
Auteur(s) du livre : Valérie Schafer, Fred
Pailler
Éditeur : De Gruyter
978-3-11-131035-0
Publié en 2024
Première rédaction de cet article le 28 octobre 2024
Dans le contexte du Web, la viralité est un terme emprunté, évidemment, à l'épidémiologie, pour désigner une propagation rapide, de proche en proche, d'une information. En tant que phénomène social, elle peut être étudiée et c'est ce que fait ce livre collectif sur la viralité.
Bien des commerciaux et des politiciens se demandent tous les jours comment atteindre cet objectif idéal, la viralité, ce moment où les messages que vous envoyez sont largement repris et diffusés sans que vous ayiez d'effort à faire. Cela intéresse aussi évidemment les chercheur·ses en sciences humaines, d'où ce livre. (Et le projet HIVI, et le colloque qui aura lieu du 18 au 20 novembre 2024 à l'université du Luxembourg.) La version papier du livre coûte cher mais vous pouvez le télécharger légalement (le lien pour avoir tout le livre, et pas chapitre par chapitre, peut être difficile à voir : regardez en haut à droite).
Il y a de nombreux points à discuter dans la viralité et vous trouverez certainement dans ces études des choses intéressantes. Par exemple, le rôle des outils. Dans quelle mesure les programmes avec lesquels vous interagissez encouragent ou découragent la viralité ? Et, si le débat politique tourne en général exclusivement autour du rôle des GAFA et des mythifiés « algorithmes », il ne faut pas oublier que les médias traditionnels jouent aussi un rôle dans la viralité, en validant que telle ou telle information est « virale ».
N'oublions pas non plus que la viralité des informations n'est pas arrivée avec l'Internet. Le Kilroy was here des soldats étatsuniens de la deuxième guerre mondiale est un bon exemple de viralité avant les réseaux informatiques.
Mon chapitre préféré, dans ce livre, a été celui de Gastón Arce-Pradenas sur le succès viral et, souvent, la chute, de personnalités du mouvement chilien de 2019. Comme souvent dans un mouvement peu organisé (on pense évidemment aux gilets jaunes français, qui ont également vu ce genre de phénomène), des personnalités émergent sans mandat particulier, choisies par les médias, et/ou bénéficiant d'un succès viral, aidé par des techniques de communication spectaculaires, avant de trébucher rapidement. Ne ratez pas l'histoire du dinosaure bleu, par exemple, une des plus fascinantes. Vous aurez d'ailleurs d'autres perspectives internationales, par exemple du Brésil avec l'étude de Nazaré Confusa. La viralité ne concerne pas que les sujets étatsuniens.
Un peu de critique, toutefois : le livre est inégal, et certaines contributions n'ont pas de rapport direct avec la notion de viralité.
Et si le sujet vous fascine :
knowyourmeme.com
.Auteur(s) du livre : Dominique Pinsolle
Éditeur : Agone
978-2-7489-0563-2
Publié en 2024
Première rédaction de cet article le 28 octobre 2024
Aujourd'hui, le terme de « sabotage » renvoie uniquement à des activités sournoises et clandestines, non revendiquées officiellement. Mais, à une époque, le terme était ouvertement discuté dans certaines organisations ouvrières, et considéré par certains comme un moyen de lutte parmi d'autres. Ce livre revient sur l'histoire du concept de sabotage, notamment à propos des débats qu'il avait suscité dans le mouvement ouvrier.
C'est difficile de parler du sabotage aujourd'hui car le concept a été brouillé par les médias qui l'ont présenté systématiquement comme un acte destructeur, voire meurtrier. Or, lorsque le terme a été popularisé en France à la fin du XIXe siècle, c'était dans un sens triplement différent : il n'était pas forcément destructeur (le simple ralentissement de la cadence était inclus dans le sabotage), il était revendiqué publiquement et, surtout, il faisait l'objet de nombreuses discussions ayant pour but d'en fixer les limites (notamment le tabou de la violence contre les personnes). Car, à la Belle Époque, un syndicat comme la CGT pouvait ouvertement inscrire le sabotage dans ses résolutions votées au congrès.
Le livre se focalise sur deux moments de cette politisation du sabotage. L'acte lui-même est certainement bien plus ancien mais la nouveauté, due notamment à Pouget, était d'en faire un moyen de lutte collective, assumé comme tel.
Après la période française, la revendication publique du sabotage a connu une deuxième période, aux États-Unis, où l'IWW en faisait un de ses moyens d'action. (Le livre rappelle, et c'est très important, le contexte de la lutte de classes aux USA, marqué par une extrême violence patronale, avec utilisation fréquente de milices privées qui, elles, n'avaient aucun scrupule à utiliser la violence contre les personnes, et en toute impunité.) Le livre détaille ces deux périodes, et met l'accent sur les innombrables discussions politiques au sein du mouvement ouvrier autour du sabotage, de sa légitimité, de ses liens avec les autres formes de lutte et avec les travailleurs, des limites qu'on s'impose, et des risques, qu'ils soient d'accident, de débordement par des irresponsables, ou de difficulté à empêcher la diabolisation par les médias et les politiciens. À la fin, aussi bien la CGT que l'IWW ont renoncé à mentionner le sabotage, en partie à cause des difficultés qu'il y avait à l'expliquer aux travailleurs. (Et aussi à le contrôler : l'auteur cite Jaurès qui disait que le sabotage était la forme de lutte qu'il fallait le plus contrôler, alors qu'elle était aussi la plus difficile à contrôler.) Cela n'a pas mis fin au sabotage : l'auteur note qu'en France, il y a même eu davantage de sabotages après que la CGT l'ait retiré de son programme.
J'ai noté que l'auteur parlait très peu de la Résistance, un autre moment où le sabotage était assumé et glorifié. Mais c'est sans doute que, là, il n'y avait pas de débat : aucun résistant ne discutait la légitimité du sabotage sans limite. L'OSS les aidait même, avec son fameux « manuel du sabotage » (qui, il faut le rappeler, incluait aussi des méthodes non destructrices comme de ralentir le travail).
Pour d'autres périodes, l'auteur expose les différentes façons de pratiquer le sabotage, incluant par exemple la grève du zèle. Il cite l'exemple du « sabotage de la bouche ouverte » chez les serveurs de restaurant au début du XXe siècle : on sert le client mais on lui dit tout ce qu'il y a vraiment dans le plat servi. De nombreuses idées astucieuses de ce genre ont surgi dans le débat.
Le sabotage, qui était bien plus ancien que le livre de Pouget, reste toujours d'actualité, comme on l'a vu dans l'affaire de Tarnac (jamais élucidée, notamment en raison du comportement des enquêteurs qui, certains de tenir les coupables, ont bâclé l'enquête) ou dans les récentes attaques contre les liaisons Internet, là aussi non revendiquées. (Il y en avait eu aussi en avril 2022, cf. article de Numérama et article du Nouvel Obs.) On est à l'opposé des théories des « syndicalistes révolutionnaires » du XIXe siècle puisqu'on atteint le degré zéro de la politique : aucune idée sur les auteurs de ces coupures et leur but.
Auteur(s) du livre : Steve Brusatte
Éditeur : Quanto
978-288915-554-5
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 26 août 2024
Vous qui me lisez, vous êtes probablement un mammifère. Sans une météorite complaisante, vous seriez toujours un genre de petite souris qui n'a même pas inventé l'Internet et vous ne pourriez pas lire ce blog. Heureusement pour vous et malheureusement pour les dinosaures, la météorite a frappé, dégageant le terrain pour « le triomphe et le règne des mammifères », que raconte ce livre.
L'auteur avait justement écrit avant sur les dinosaures mais je n'ai pas lu ce précédent livre. Ici, il décrit en détail toute l'histoire de ces bestioles à poils et à mamelles dont nous faisons partie. C'est un livre de vulgarisation mais il faut s'accrocher quand même, l'auteur ne se contente pas d'images d'animaux mignons, il rentre bien dans les détails techniques, mais c'est très vivant, très bien écrit, une lecture recommandée si vous voulez vous tenir au courant du passé.
L'auteur ne parle pas que des bestioles, une part importante du livre est consacrée aux paléontologues, à leur parcours personnel et professionnel souvent surprenant, à leur travail et à leurs découvertes. (Vous y lirez, par exemple, une rencontre avec Zofia Kielan-Jaworowska.)
(J'ai lu la traduction en français, l'original en anglais avait été publié en 2022.)
Auteur(s) du livre : Brunessen Bertrand, Guillaume Le
Floch
Éditeur : Bruylant
978-2-8027-7134-0
Publié en 2024
Première rédaction de cet article le 19 août 2024
Cet ouvrage collectif rassemble les articles liés aux interventions lors d'un intéressant colloque sur la souveraineté numérique tenu à la fac de droit de Rennes en 2022.
(Curieusement, le livre ne mentionne apparemment pas du tout le colloque.)
Comme tous les ouvrages collectifs, personne ne sera d'accord avec tout. Personnellement, j'ai trouvé qu'il y avait une variété de positions qui permet de bien se rendre compte de la difficulté de cerner le concept de souveraineté numérique et ses conséquences. Je trouve quand même que plusieurs articles sont excessivement pro-État, considérant que l'État agit forcément dans l'intérêt des citoyens, que la loi de l'État est toujours parfaite et que le remède à tous les problèmes de l'Internet est davantage de lois formelles (rappelez-vous que ce colloque est organisé par des juristes). Heureusement, certaines interventions comme celle de Pauline Türk (« L'exercice des fonctions de l'État à l'ère numérique ») sont plus critiques vis-à-vis de cette conception.
Une section particulièrement riche et originale est celle consacrée aux différentes conceptions nationales de la souveraineté numérique. Elle permet d'échapper à une vision étroite de la souveraineté et essayant de se placer à la place des autres. Ainsi, Paul-Alain Zibi Fama (qui n'avait pas pu être présent au colloque) parle de la souveraineté numérique, vue d'Afrique, continent régulièrement oublié dans les débats sur l'Internet. L'idée est très bonne mais gâchée par des erreurs comme de parler de blockchain « chiffrée », alors que justement la chaîne de blocs repose sur la transparence, pas sur la confidentialité. D'autre part, il met l'accent sur le manque de cadre juridique en Afrique, comme si c'était le principal problème (encore un biais de juriste). J'ai par contre apprécié l'analyse détaillé de l'état actuel de dépendance de l'Afrique, et l'accent mis sur l'importance de l'éducation.
J'ai aussi noté l'article de Mathilde Velliet sur « La conception américaine [sic] de la souveraineté numérique » à propos de l'extrême hypocrisie de la position de Washington (aussi bien le gouvernement que les influenceurs) pour qui « souveraineté numérique » est un gros mot, uniquement utilisé pour critiquer les efforts d'indépendance technologique des autres pays, notamment l'Europe, alors que les nombreuses interventions de l'État pour aider les entreprises étatsuniennes, qui ont exactement les mêmes objectifs, ne sont jamais critiquées.
Mais lisez le reste du livre : vous y trouverez plein de choses, sur ce thème souvent abordé de manière simpliste dans les médias et les réseaux sociaux. (Oui, je sais, il est cher. Demandez à votre employeur.)
Des vidéos du colloque sont disponibles en ligne.
Auteur(s) du livre : Emmanuelle Bermès
Éditeur : École nationale des chartes
978-2-35723-187-0
Publié en 2024
Première rédaction de cet article le 5 août 2024
« Quand le numérique devient patrimoine » est le sous-titre de ce livre consacré à un tour d'horizon complet de la question de la gestion patrimoniale des documents numériques. L'auteure s'appuie notamment sur son importance expérience à la BnF. Aucune nostalgie du papier dans ce livre tourné vers l'avenir.
Le patrimoine, pour une bibliothèque du début du XXe siècle, c'était facile à définir. C'étaient des objets physiques, notamment des livres, qu'il fallait cataloguer, stocker, préserver du feu ou de l'eau, et mettre à la disposition des lecteurices. Mais le numérique a bouleversé le travail des bibliothèques. Il faut récolter et stocker ces « objets » numériques, les préserver des changements technologiques qui risquent de les rendre illisibles, les cataloguer, les mettre à disposition. Leur nombre, à lui seul, pose un sacré défi. Et la définition même d'objet est difficile. Par exemple, archiver cet article que vous êtes en train de lire, c'est quoi ? Archiver le code HTML (c'est assez loin du vécu de la lectrice ou du lecteur de ce blog) ? L'image que montre le navigateur (non structurée et difficile à analyser, par exemple à des fins de cataloguage) ? Et si je modifie cet article, faut-il garder toutes les versions, même quand je n'ai changé qu'une virgule ? Emmanuelle Bermès, l'auteure du fameux Figoblog, expose toutes ces questions et les choix à faire.
Si on a pu s'agacer au début du « retard à l'allumage » de certains institutions, notamment en France, face au numérique, si on a pu ricaner des déclarations enflammées d'intellectuels médiatiques proclamant, par exemple, qu'on ne pouvait pas ressentir d'émotion en lisant sur écran, cela fait quand même longtemps que les bibliothèques nationales, spécialistes de la conservation à très long terme de toute sorte de documents, ont pris à bras-le-corps la question du patrimoine numérique. C'est cette prise de conscience, ces débats, et les actions qui ont suivi, que raconte Emmanuelle Bermès dans ce passionnant livre. Si vous vous souvenez de la diatribe de Jean-Noël Jeanneney dans Le Monde contre le projet de numérisation des livres par Google, vous retrouverez avec intérêt les débats de l'époque. Et, si vous ne les avez pas vécu, vous aurez un excellent résumé des étapes par lesquelles la BnF est passée (par exemple au sujet de Gallica ou du dépôt légal). L'actuelle BnF est assez loin de certains projets qui avaient été conçus à l'époque du Minitel !
Bref, contrairement à ce qu'on lit parfois sous le clavier de gens qui ne se sont pas renseignés, le patrimoine numérique existe, et de nombreuses personnes travaillent à le gérer et à le préserver. C'est bien sûr le cas de l'excellent service Internet Archive (l'auteure mentionne les attaques d'éditeurs comme Hachette contre ce service). Mais c'est aussi le cas du dépôt légal en France et dans de nombreux autres pays. En parlant de dépôt légal, ce blog est archivé de longue date par la BnF, et on voit ici dans le journal du serveur HTTP, une des visites du ramasseur de la BnF :
194.199.7.22:10401 - - [03/Jul/2024:14:36:57 +0000] "GET /opendns-quitte-france.html HTTP/1.0" 200 18036 \ "https://next.ink/wp-json/wp/v2/posts/142507" \ "Mozilla/5.0 (compatible; bnf.fr_bot; +https://www.bnf.fr/fr/capture-de-votre-site-web-par-le-robot-de-la-bnf)" \ www.bortzmeyer.org TLS
On notera le suivi des liens (à partir d'un article de Next), et le fait que le ramasseur se présente, et indique où obtenir tous les détails sur l'activité du robot. Bref, toutes les bêtises que je peux écrire ici sont archivées, sinon pour l'éternité, du moins pour longtemps. (Après tout, les historiens actuels sont ravis quand ils trouvent une tablette sumérienne avec une liste de commissions à faire.)
L'auteure se penche également sur les émotions que suscite le patrimoine (avec hommage à Aaron Swartz) et sur les techniques futures. L'IA aidera t-elle à cataloguer tous les documents sauvegardés ? Pas tant qu'un logiciel classera un tableau comme « femme ayant un bébé dans les bras » (exact, mais sans intérêt) au lieu de « Vierge à l'enfant »…
Auteur(s) du livre : Jean-Loïc Le Quellec
Éditeur : Édition du Détour
979-10-97079-23-9
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 31 juillet 2024
Des Martiens sont venus au Sahara pour se faire dessiner sur des parois rocheuses, tout le monde sait cela. Et des squelettes de géants ont été trouvés en Arabie saoudite, confirmant le Coran. De l'autre côté du globe, des astronautes extra-terrestres chassaient le dinosaure avec des haches au Pérou, en prenant le temps de construire des monuments, les peuples indigènes étant jugés incapables d'avoir réalisé de telles constructions. Vous y croyez ? Alors, c'est peut-être une bonne idée de lire ce livre, recueil d'articles sur les plus beaux mensonges et illusions en archéologie.
Il s'agit d'une réédition de l'ouvrage, avec mise à jour (lorsque l'auteur parle du scientifique-génial-qui-trouve-tout-seul-le-remède-mais-les-méchants-ne-veulent-pas-en-entendre-parler, les exemples du sida et du cancer ont été rejoints par la covid …). Il signale aussi le récent et scandaleux « documentaire » Netflix « À l'aube de notre histoire », que Netflix ose présenter comme un vrai documentaire alors qu'il s'agit du délire complotiste et raciste d'un menteur connu (la moitié du documentaire, que j'ai regardé, est faite de scènes où ce menteur se met en scène sur des sites archéologiques, alors qu'il n'a fait aucune recherche et rien découvert). La « thèse » de l'escroc est que tous les monuments antiques du monde ont été construits par une civilisation avancée et disparue. Si le documentaire reste prudent sur cette civilisation, dans ses livres, l'escroc n'hésite pas à dire qu'il s'agissait de Blancs, et insiste que ces monuments n'ont pas pu être construits par les indigènes. (Netflix a fait d'autres « documentaires » mensongers et complotistes comme celui sur le MH370.)
J'avais découvert Le Quellec avec son excellent livre détaillant la façon dont ignorance et racisme s'étaient conjugués pour produire une analyse erronée de la Dame Blanche (livre très recommandé !). Ici, il donne de nombreux autres exemples.
Il y a des escroqueries délibérées, faites pour des raisons monétaires ou politiques. Mais il y a aussi de nombreux cas où on se demande si le découvreur n'était pas sincère, s'auto-illusionnant, à la fois par manque de connaissances scientifiques et par désir d'arriver à tout prix au résultat voulu (confirmer ses préjugés, par exemple). On retrouvera donc dans ce livre les crânes de cristal, les pierres d'Ica, le livre de Mormon ou les interprétations délirantes sur les bâtisseurs de tertres (ces bâtisseurs sont bien réels, mais ils ne sont ni atlantes, ni extra-terrestres). Mais on n'aura pas les momies tridactyles, on ne peut pas tout traiter. Chaque cas est analysé en détail, son histoire, le contexte, le rôle des différentes personnes impliquées, chacune abordant la question avec son passé et ses préjugés.
Bref, un livre à lire pour creuser la variété des tromperies, mensonges, et dérapages. Je suis quand même un peu triste de découvrir qu'il y a peu d'innovation dans le pipeautage, les faux archéologues reprennent très souvent des légendes qui avaient déjà été analysées et démenties au XIXe siècle…
Auteur(s) du livre : François Jarrige
Éditeur : La Découverte
9782-348-07671
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 17 mai 2024
Autrefois, on utilisait des « moteurs » animaux pour les travaux pénibles, puis on est passé aux moteurs à combustion interne, qui ont pris le dessus parce que, plus récents, ils étaient forcément meilleurs. Dans ce livre, François Jarrige montre que le remplacement des animaux par les machines aux 18e et 19e siècles a été plus compliqué que cela. Le « moteur animal » avait des avantages et le processus n'a pas été simple. C'est donc aussi un livre d'histoire des techniques et de leur déploiement.
Les chiffres indiquent en effet que c'est au 19e siècle et non pas au Moyen Âge qu'il y avait le plus d'animaux au travail dans les campagnes françaises. La révolution industrielle a d'abord conduit à une augmentation du travail animal, pour suivre l'évolution de la demande. Et puis l'auteur, à travers l'analyse de nombreux documents du passé, montre que le « progrès » n'est pas unilatéral. Les machines ont des défauts : le risque d'incendie (un risque sérieux dans une ferme en bois où on stocke du foin, ou dans une usine où on produit de l'alcool), le coût, notamment en capital, la nécessité de disposer de techniciens qualifiés pour soigner ces merveilleuses machines souvent en panne. De même qu'aujourd'hui, les gens qui travaillent dans un bureau vont souvent parcourir les couloirs à la recherche du sorcier informaticien qui va pouvoir remettre en service l'ordinateur mécontent, au 19e siècle, la machine à vapeur ou, plus tard, à pétrole, rendait les paysans ou les artisans dépendants de spécialistes rares et chers (alors que tout le monde savait s'occuper des animaux). Bref, si les animaux sont restés utilisés longtemps après l'arrivée des machines, ce n'était pas par conservatisme stupide des paysans (contrairement à ce qu'écrivaient des experts urbains méprisants dans des journaux) mais c'était souvent un choix rationnel.
Au bout du compte, les animaux effectuant un travail ont peu à peu disparu. Le 19e siècle a été également marqué par une plus grande sensibilité aux souffrances des animaux (qui travaillaient dans des conditions éprouvantes, comme les humains à l'époque, d'ailleurs). Est-il légitime de faire travailler les animaux ? Les promoteurs des machines, engins chers et difficiles à vendre, ont en tout cas saisi l'occasion de devenir défenseurs de la cause animale pour promouvoir leurs produits. Et les animaux de trait n'existent plus.
Auteur(s) du livre : Luc Bronner
Éditeur : Seuil
978.2.02.143954.0
Publié en 2020
Première rédaction de cet article le 13 mai 2024
Chaudun est un village en France. Ou plutôt un ex-village. Lassés de la dureté de la vie à Chaudun, tous ses habitants sont partis en 1895, après avoir vendu tout le village et ses terrains à l'État. Luc Bronner, dans ce livre très prenant, fait revivre ces habitants. Qui étaient-ils et comment vivaient-ils ? Partons pour une plongée dans les archives.
L'auteur a fait un travail extraordinaire, collectant les archives de l'état civil (Félicie Marin, décédée le 30 avril 1877, à l'âge de 17 ans), celles de l'Église (étonnant questionnaire envoyé aux curés de tout le département, écrit en français sauf une question en latin, je vous laisse lire pour trouver laquelle), celles de l'armée (descriptions détaillées du physique et de la taille des conscrits mais aussi beaucoup d'insoumis, marqués « parti en Amérique »), celles du conseil municipal (faut-il vraiment utiliser l'argent destiné aux « indigents » pour rembourser le mulet du facteur ?), celles de l'Éducation nationale (Chaudun était un « territoire perdu de la République » où on ne nommait que les enseignants qu'on voulait sanctionner), remontant aux cahiers de doléance… La misère du village se voit partout (mortalité infantile, émigration, lettres des curés et des instituteurs à leur supérieur demandant une mutation…). Il manque évidemment les témoignages des habitants, qui s'exprimaient peu, et dont l'auteur essaie de deviner les pensées, en marchant dans les ruines du village, ou en épluchant des vieux documents. Est-ce que vraiment les habitants continuaient à rendre un culte païen au Soleil, comme le prétend un religieux ?
À la fin du livre, on passe aux archives des Eaux & Forêts, qui ont pris les commandes et planté des arbres.
J'ai été très touché par ce livre, qui raconte tant d'histoires sur la France pauvre de l'époque. Au moins, toutes ces bureaucraties qui notaient et enregistraient ont un avantage : les habitants de Chaudun ne sont pas complètement oubliés et le travail minutieux du journaliste-historien permet de faire revivre une partie de leur vie. On saura ainsi les noms et la carrière des quatre curés qui ont exercé à Chaudun pendant la vie de Félicie Marin.
(Le livre décrit plusieurs photos de l'époque, qui ne sont pas reproduites mais qu'on peut trouver en ligne, avec également des photos récentes des ruines. Et si vous voulez randonner jusqu'aux ruines, suivez cette fiche.)
Auteur(s) du livre : Leïla Chaibi
Éditeur : Les liens qui libèrent
979-10-209-2405-6
Publié en 2024
Première rédaction de cet article le 22 avril 2024
Ce petit livre résume l'expérience de l'auteure au Parlement européen, notamment à travers ses tentatives pour faire reconnaitre le statut de salarié aux employés d'Uber (ou d'entreprises équivalentes).
Le titre et le sous-titre sont trompeurs : l'auteure n'est pas députée Pirate mais LFI, et elle n'a rien infiltré, elle a été élue au Parlement européen. Ce sous-titre ridicule fait penser à cette journaliste de droite qui avait fait un livre disant qu'elle était infiltrée chez les wokes, alors qu'elle était juste allé à quelques réunions. Mais, bon, on sait que ce n'est pas l'auteure qui fait la couverture du livre.
Donc, Leïla Chaibi raconte son expérience au Parlement européen. Elle ne surprendra pas les amateurs de l'excellente série télé Parlement, on y retrouve l'incroyable complexité du machin, le poids des lobbys, les arrangements divers, même entre partis opposés. Sauf qu'au lieu de légiférer sur le finning, comme dans la série télé, elle essaie de faire en sorte que les employés des entreprises comme Deliveroo, officiellement sous-traitants, soient reconnus pour ce qu'ils sont, des salariés.
Et ce n'est pas facile. Dans l'ambiance feutrée du Parlement, où les bruits et la réalité du monde extérieur ne pénètrent pas, intéresser les collègues à des choses concrètes n'est pas facile. Et une fois un texte voté par le Parlement, il n'est pas adopté pour autant, puisque le Parlement européen ne sert à rien. Il n'a pas l'initiative législative et ses textes ne valent que si le Conseil et la Commission le veulent bien (le fameux trilogue). Les politiciens et les journalistes qui regrettent que les électeurs ne s'intéressent pas aux élections du Parlement européen devraient se demander pourquoi (ma réponse : parce que ce Parlement n'est qu'une coquille vide, dénuée de pouvoir, il en a encore moins que le Parlement français, ce qui n'est pas peu dire).
En outre, pour cette question particulière du salariat des employés d'Uber ou de Deliveroo, l'auteure a eu à faire face à un lobbying intense du gouvernement français, très soumis à Uber, et qui a tout essayé pour saboter le projet.
Le livre est bien écrit, très vivant (malgré l'aridité du sujet), très pédagogique. Je ne voterais quand même pas LFI aux prochaines élections européennes, vu leurs positions sur l'Ukraine ou l'islamisme, mais si vous voulez comprendre le Parlement européen avant d'aller voter le 9 juin, c'est une bonne source.
Auteur(s) du livre : Magali Jacquemin
Éditeur : Libertalia
978-2-9528292
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 15 avril 2024
Ce livre raconte les dix ans d'expérience de l'auteure, professeure des écoles, à enseigner l'histoire à des élèves du primaire, en essayant de ne pas se limiter à un récit venu d'en haut.
C'est tout à fait passionnant. L'auteure, partisane des méthodes Freinet (mais avec nuance et sans en faire un dogme), essaie de ne pas se contenter de parler d'histoire aux enfants mais de les faire pratiquer un peu, en partant de sources. Évidemment, vu leur âge, ielles ne feront pas de recherche vraiment originale (et ne travailleront pas forcément sur des sources primaires) mais le but est qu'ielles comprennent que l'histoire, ce ne sont pas juste des dates qu'on assène d'en haut.
Et que l'histoire ne concerne pas que des rois et des généraux. Par exemple, lorsque l'auteure enseigne dans le quartier de La Villette, elle fait travailler ses élèves sur les anciennes usines du quartier, usine à gaz ou sucrerie, avec recherche d'informations sur les conditions de travail des différentes époques.Elle les emmène même voir des archives et comprendre ainsi avec quel matériau les historiens travaillent.
La difficulté est bien sûr de laisser les élèves assez libres (principes de Freinet) tout en les cadrant pour qu'ils aient les connaissances de base. Elle note que les élèves manquent souvent de contexte et, par exemple, lors d'un travail sur les lettres entre les soldats et leurs femmes et fiancées pendant la Première Guerre mondiale, un élève a demandé pourquoi ils ne s'appelaient pas par téléphone. Il faut donc fixer les époques et leurs caractéristiques dans l'esprit des élèves.
Une autre question émouvante portait sur la guerre d'Algérie, un certain nombre de ses élèves étant issu·es de l'immigration algérienne. Faut-il parler de la torture, sachant que le grand-père d'une des élèves l'a fait ? Comment concilier l'importance de la vérité avec le souci de ne pas traumatiser les élèves ? L'auteure ne se contente en effet pas de gentilles généralités « les élèves sont créatifs, il faut les laisser faire », elle détaille les difficultés, les nombreuses questions soulevées par cet objectif de liberté, et les solutions trouvées.
Bref, je recommande ce livre à celles et ceux qui s'intéressent à l'histoire et à l'éducation.
Auteur(s) du livre : Ouvrage collectif
Éditeur : Nouveau monde
978-2-38094-393-1
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 3 avril 2024
Ce numéro de la revue d'histoire « Le temps des médias » est consacré à la place des animaux dans les médias et il y a beaucoup à dire !
Tous les articles sont passionnants mais, parmi ceux qui m'ont particulièrement instruit :
On peut se procurer ce numéro sous forme papier chez l'éditeur et sous forme numérique (paradoxalement bien plus chère) sur cairn.info. PS : oui, le site Web officiel de la revue n'est pas à jour et est plein de mojibake.
Auteur(s) du livre : Michel Pastoureau
Éditeur : Seuil
978-2-02-151688-3
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 29 mars 2024
Michel Pastoureau continue son exploration de l'histoire culturelle des animaux avec la baleine.
D'abord, une précision, c'est un livre d'histoire des mentalités, pas un livre de zoologie. Le terme « baleine », dans le passé, pouvait désigner beaucoup d'animaux qu'on n'appelerait pas « baleine » aujourd'hui. L'idée est de faire le tour, de l'Antiquité à nos jours, sur la vision que les humains ont de la baleine. C'est un animal qui, par sa taille, par le milieu jugé hostile où il vit et par le fait qu'il était très mal connu jusqu'au XIXe siècle, est un parfait support de fantasmes. En gros, jusqu'au XXe siècle, la baleine est monstrueuse, inquiétante, incarnation du Mal, puis elle change tout à coup ou, plutôt, la vision qu'on en a change et on se met à la considérer comme gentille, menacée, et digne d'être protégée (elle est, avec le panda, un des animaux iconiques des campagnes de protection de la nature).
Ce retournement est récent. Le christianisme voyait plutôt la baleine négativement (cf. l'aventure de Jonas, même si la Bible ne dit pas clairement si c'était une baleine, ou un très gros poisson). Les marins aimaient décrire les dangers terribles, et imaginaires, qu'elle faisait courir aux bateaux. Et bien sûr, Moby-Dick n'est pas un modèle de gentillesse, même si son chasseur ne vaut pas mieux. On l'a dit, ce livre est une histoire culturelle d'humains, donc toutes les projections n'ont pas grand'chose à voir avec les baleines réelles.
Ah, et le livre est magnifiquement illustré, les dessins médiévaux sont très bien reproduits, en grand et avec de belles couleurs (vous trouverez celui-ci p. 59). Inutile de rappeler que le réalisme n'était pas le principal souci des auteurs de ces dessins…
(Tiens, j'ai terminé ce livre juste avant de commencer la série télé danoise Trom, où la chasse à la baleine aux iles Féroé et les polémiques que cela suscite sont la toile de fond de l'intrigue policière.)
Auteur(s) du livre : Thomas Haig, Mark
Priestley, Crispin Rope
Éditeur : MIT Press
978-0-262-53517-5
Publié en 2016
Première rédaction de cet article le 25 mars 2024
Un passionnant livre détaillant l'histoire de l'ENIAC, l'un des premiers ordinateurs. Contrairement à beaucoup d'autres textes sur l'ENIAC, celui-ci est très détaillé techniquement et ne vous épargne pas les informations précises sur le fonctionnement de cette bête, notamment de ses débuts où la programmation se faisait en soudant et désoudant.
L'ENIAC a été largement traité dans de nombreux ouvrages et articles. De nombreux mythes et légendes ont été développés, malgré le fait qu'on dispose d'une quantité énorme d'informations de première main, accessible aux historiens (beaucoup plus que pour le Colossus, secret militaire et dont beaucoup de documents ont été détruits). Mais depuis ses débuts, l'ENIAC a été un objet médiatique, très publicisé (pendant la guerre, il n'était que confidentiel, pas secret, encore moins très secret, et il a été déclassifié tout de suite après la guerre). Résultat, tout le monde avait quelque chose à dire sur l'ENIAC.
Par exemple, alors que les premières histoires sur l'ENIAC ne mentionnaient que des hommes, on a vu plus récemment des histoires affirmer en sens inverse que tout avait été fait par des femmes, les six de l'ENIAC. Le récit désormais classique est qu'elles faisaient la programmation de l'ENIAC, les « inventeurs » classiques, Eckert et Mauchly ne s'occupant « que » du matériel. Écoutant pour la Nième fois cette affirmation lors d'un exposé au FOSDEM, je me suis demandé « mais ça voulait dire quoi, au juste, programmer sur l'ENIAC » et j'ai lu ce livre.
Plusieurs facteurs rendent compliqué de répondre à cette question : d'abord, comme le notent bien les auteurs du livre, l'ENIAC, qui a eu une durée de vie très longue (de 1945 à 1955, bien plus qu'un smartphone d'aujourd'hui), a beaucoup évolué, cet ordinateur unique, qui ne faisait pas partie d'une fabrication en série, était modifié en permanence. Ainsi, la question de savoir si l'ENIAC était une machine à programme enregistré (plutôt qu'une « simple » calculatrice où le programme était à l'extérieur) a plusieurs réponses possibles (« plutôt non » au début de sa carrière, « plutôt oui » à la fin). Et la façon de « programmer » l'ENIAC a donc beaucoup changé.
Ensuite, bien que l'ENIAC ait laissé une énorme pile de documentation (comme les journaux d'exploitation, qui étaient bien sûr entièrement papier) pour les historiens, tout n'a pas été décrit. Des interactions informelles entre les membres de l'équipe n'ont pas forcément laissé de trace. Plusieurs couples mari-femme travaillaient sur l'ENIAC (comme Adele et Herman Goldstine) et il n'est pas facile de séparer leurs contributions (à chaque époque, on a mis en valeur les contributions de l'une ou de l'autre, selon la sensibilité de l'époque).
Enfin, comme tout était nouveau dans cette machine, même les acteurs et les actrices du projet n'avaient pas toujours une vision claire. Même une distinction comme celle entre matériel et logiciel était loin d'être évidente à cette époque. Et la notion même de « programme » était floue. Les « six de l'ENIAC » avaient été embauchées comme « opératrices », plutôt à déboguer des programmes existants (la machine avait mauvais caractère et les bogues étaient souvent d'origine matérielle, un composant qui brûlait, et le déboguage nécessitait donc de fouiller dans les entrailles de la bête) avant que leur travail n'évolue vers quelque chose qui ressemblait beaucoup plus à la programmation actuelle (sans que leurs fiches de poste ne suivent cette évolution).
Et cette programmation, sur une machine qui était loin d'être bâtie sur un modèle en couches bien propre, nécessitait des compétences variées. Ainsi, à un moment, l'ENIAC a reçu des nouvelles mémoires, dites « lignes à retard », où une onde sonore était envoyée dans un tube de mercure. La lenteur des ondes sonores, comparée à la vitesse de l'électronique, faisait que cela permettait de mémoriser (mais pas pour toujours) une information. Comme la ligne à retard stockait plusieurs informations, et était strictement FIFO, l'optimisation du programme nécessitait de bien soigner l'ordre dans lequel on mettait les variables : il fallait qu'elles arrivent à la fin du tube pile au moment où le programme allait en avoir besoin. Le programmeur ou la programmeuse avait donc besoin d'une bonne connaissance du matériel et de la physique ! En lisant ce livre, on comprend mieux les exploits quotidiens que faisaient les « six de l'ENIAC » et leurs collègues.
Il y avait plein d'autres différences entre la programmation de l'époque et celle d'aujourd'hui. Par exemple, l'ENIAC manipulait des nombres décimaux (son successeur, l'EDVAC passera au binaire). Les débats étaient très vivants au sein de l'équipe sur la meilleure façon de dompter ces nouvelles machines. Ainsi, une discussion récurrente était de savoir s'il valait mieux une machine complexe sachant faire beaucoup de choses ou bien une machine simple, ne faisant que des choses triviales, mais optimisée et plus générale. La deuxième possibilité nécessitait évidemment que la complexité soit prise en charge par les programmes. Bref, un débat qui évoque beaucoup celui CISC contre RISC. Au milieu de tous ces débats, il peut être difficile de distinguer la contribution de chacun ou de chacune. Ainsi, on présente souvent von Neumann comme l'inventeur de l'ordinateur moderne à programme enregistré (et où le code est donc traité comme une donnée), dans son fameux first draft. mais d'autres témoins relativisent son rôle en estimant que le first draft ne faisait que documenter par écrit les idées qui circulaient dans l'équipe. Les auteurs du livre se gardent de trancher (la vérité peut aussi être quelque part entre les deux). Les éventuels désaccords de personnes compliquent aussi les choses, par exemple Adele Goldstine et les six de l'ENIAC n'ont pas vraiment les mêmes souvenirs sur la création de cette équipe et son rôle. (Contrairement à ce qui est parfois raconté, les six de l'ENIAC n'étaient pas des victimes passives du sexisme, et ont largement fait connaitre leurs souvenirs et leurs opinions, contrairement à ceux et celles de Bletchley Park, tenu·es à un secret militaire rigoureux, même longtemps après la guerre.)
Point amusant, l'ENIAC est entré en service à une époque où les concepts de la cybernétique étaient à la mode et cela a influencé le vocabulaire de l'informatique. Si le terme de « cerveau électronique », par lequel était souvent désigné l'ENIAC, n'est pas resté, c'est avec l'ENIAC qu'on a commencé à utiliser une autre métaphore humaine, « mémoire » pour parle des dispositifs de stockage de l'information et, là, ce terme a perduré.
Outre les passions humaines, l'histoire de l'ENIAC a aussi été brouillée par des conflits motivés par l'argent. Eckert et Mauchly avaient tenté d'obtenir un brevet sur les concepts de base de l'ENIAC et le long conflit juridique sur ce brevet (finalement refusé) a été marqué par de nombreux témoignages officiels devant les tribunaux, témoignages qui ont pu figer certains souvenirs en fonction d'intérêts financiers.
En tout cas, le débat sur le rôle des six de l'ENIAC a occulté le rôle d'une autre catégorie, bien oubliée (on ne connait même pas leurs noms), les Rosie qui ont bâti le monstre, un engin qui occupait une immense pièce et avait nécessité beaucoup de travail manuel, peu reconnu.
Les auteurs notent d'ailleurs que bien des débats en histoire ne peuvent pas avoir de réponse simple. Ainsi, la recherche effrénée du « premier » (l'ENIAC était-il le premier ordinateur ?) n'a pas forcément, notent-ils, de sens. Déjà, cela dépend de la définition qu'on donne d'« ordinateur », ensuite, certains concepts émergent petit à petit, sans qu'il y ait un « moment Eurêka » où tout se révèle d'un coup. (Pour prendre l'exemple d'une autre polémique classique dans l'histoire de l'informatique, se demander qui a inventé le datagramme n'a pas plus de sens. Le concept est apparu progressivement, sans qu'on puisse citer, par exemple, l'article ou la conférence qui l'aurait exposé en premier.)
Le livre se termine d'ailleurs par une « histoire de l'histoire » de l'ENIAC, qui montre les nombreuses évolutions qu'il y a eu, et qu'il continuera à y avoir, sur cette machine. Comme souvent l'histoire suit le présent (les motivations de son époque) plutôt que le passé.
Merci à Valérie Schafer pour le conseil de lire ce livre, tout à fait ce qu'il faut pour comprendre ce que voulait dire « programmer l'ENIAC ».
Auteur(s) du livre : Malcolm Gladwell
Éditeur : Penguin Books
978-0-141-99840-4
Publié en 2021
Première rédaction de cet article le 22 mars 2024
Le court livre « The Bomber Mafia » est l'histoire de la controverse technico-politique au sein de l'armée de l'air des USA, juste avant la Deuxième Guerre mondiale et pendant celle-ci : comment utiliser le mieux possible les bombardiers, peut-on forcer un ennemi à capituler en le bombardant et comment ?
Ce n'est pas une étude historique, plutôt un récit journalistique, centré sur deux personnes, Haywood Hansell et Curtis LeMay. Pour simplifier, le premier était un représentant d'un groupe surnommé The Bomber Mafia, qui avait une confiance illimitée dans les capacités des bombardiers à atteindre leur objectif, à le toucher avec précision, et ainsi à contraindre l'ennemi à capituler. Avant la deuxième guerre mondiale, leurs idées n'avaient pas vraiment été testées, et les adversaires de la Bomber Mafia lui reprochaient justement sa tendance à aborder les problèmes sous un angle trop théorique. LeMay, d'un autre côté, tout aussi convaincu de la puissance des bombardiers, et qui allait faire une belle carrière après la guerre, était plus pragmatique. Tous les deux s'opposaient sur la question de l'utilisation des B-17 et des B-29 mais, à ce conflit, se superposait aussi celui de tous les aviateurs (dont Hansell et LeMay) contre les autres branches de l'armée qui estimaient que ces jouets très chers ne gagneraient pas la guerre à eux seuls (« aucun soldat ne s'est jamais rendu à un avion »).
Au débat entre les « théoriciens » de la Bomber Mafia et les « praticiens », qui voyaient bien que les bombardements ne se passaient pas aussi bien que dans les théories d'avant-guerre, se superposait un débat moral, la Bomber Mafia estimant que le progrès technique permettait au bombardier de frapper avec une précision absolue, ce qui limitait les dégâts collatéraux, alors que ses adversaires, voyant bien la difficulté à mettre les bombes en plein sur l'objectif, dans un monde réel plein de nuages, d'appareils déréglés, et de vents puissants en altitude, voulaient plutôt bombarder largement, sans se soucier des conséquences, notamment sur les civils, voire en les ciblant délibérement.
Le livre détaille (c'est sa meilleure partie) le cas d'un appareil présenté comme magique, le viseur Norden, une incroyable merveille d'ingéniosité et de précision, contenant un calculateur analogique et qui devait permettre à l'homme chargé de déclencher le largage des bombes de mettre en plein dans le mille. Malgré les promesses boursouflées de l'inventeur (un classique de l'innovation technologique), malgré la fascination de beaucoup d'aviateurs pour cette très haute technologie, coûteuse et très secrète (l'équipage avait ordre de tout faire pour détruire le viseur si le bombardier tombait), le viseur Norden n'a jamais tenu ses promesses. Spectaculaire en laboratoire, il marchait nettement moins bien à plusieurs milliers de mètres d'altitude, dans le froid et la condensation, à bord d'un avion en mouvement. Son échec a beaucoup contribué à décrédibiliser la Bomber mafia et à donner raison à LeMay et à sa pratique d'un bombardement très étendu, d'autant plus que LeMay ne s'encombrait pas d'arguments moraux. Mais la Bomber Mafia n'a apparemment jamais admis que les faits étaient plus forts que sa théorie, trouvant toujours des moyens de dire que, cette fois, ça allait marcher comme ils le disaient.
L'auteur, qui a nettement tendance à présenter Hansell comme le bon et LeMay comme le méchant, alors que tous les deux étaient dans la même armée et poursuivaient le même but, estime que le temps a donné raison à la Bomber Mafia, puisque, le numérique ayant remplacé l'analogique, le drone moderne peut frapper avec une précision parfaite. Est-ce que les militaires d'aujourd'hui peuvent vraiment, en plein dans le brouillard de la guerre, frapper pile où ils veulent, sans dégâts collatéraux ?
Auteur(s) du livre : Ouvrage collectif, piloté par Corinne
Cath
Éditeur : Meatspace Press
978-1-913824-04-4
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 22 mars 2024
Ce court livre en anglais rassemble plusieurs textes sur les questions politiques liées à l'Internet comme la défense de la vie privée, le chiffrement, la normalisation, etc.
Le livre est disponible gratuitement en ligne mais vous pouvez préférer l'édition papier, qui a une curieuse mise en page, avec une couverture qui se tourne dans un sens inhabituel et les appels des notes de bas de page joliment décorés.
Vous y trouverez de nombreux articles, tous écrits par des spécialistes de l'Internet (et j'ai bien dit l'Internet, pas les GAFA, vous n'aurez pas le Nième article sur les turpitudes de Facebook, encore moins sur les derniers exploits de l'IA). C'est très intéressant et couvre beaucoup de sujets, dont certains sont rarement traités (comme l'article de Shivan Kaul Sahib sur les conséquences politiques des CDN). Mais, vu la taille du livre et le nombre de contributions, cela reste peu approfondi, donc ce livre vise plutôt un public de débutant·es. (Si vous suivez ces questions depuis quelques années, vous avez certainement déjà rencontré ces auteur·es et leurs textes.)
Auteur(s) du livre : Ouvrage collectif
Éditeur : Fédération de la Libre Pensée
978-2-916801-23-0
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 22 février 2024
En France en 2024, le discours politique sur le monde arabo-musulman est souvent fondé sur une assignation identitaire, qui suppose que toute personne élevée dans un milieu musulman est forcément croyante, voire bigote, ou même islamiste. La réalité est différente et le monde arabo-musulman a lui aussi ses libres penseurs qui n'acceptent pas aveuglément les dogmes religieux, et encore moins les humains qui les utilisent pour assoir leur pouvoir. Cet ouvrage rassemble un certain nombre de contributions, très diverses, sur des libres penseurs dans l'histoire du monde arabo-musulman.
Tout le monde a entendu parler d'Omar Khayyam, bien sûr. Mais la plupart des autres libres penseurs décrits dans l'ouvrage sont nettement moins connus en Occident. Ils ne forment pas un groupe homogène : certains sont athées, d'autres simplement méfiants vis-à-vis de la religion organisée. Il faut aussi noter que le livre couvre treize siècles d'histoire et une aire géographique très étendue ; il n'est pas étonnant que la diversité de ces libres penseurs soit grande. Le livre contient aussi des textes qui remettent en perspective ces penseurs, par exemple en détaillant le mouvement de la Nahda ou bien en critiquant le mythe de la tolérance religieuse qui aurait régné en al-Andalus.
Le livre est assez décousu, vu la variété des contributeurs. On va de textes plutôt universitaires à des articles davantage militants (et certains sont assez mal écrits, je trouve, et auraient bénéficié d'une meilleure relecture). Mais tous ont le même mérite : tirer de l'oubli des libres penseurs souvent invisibilisés comme Tahar Haddad ou Ibn al-Rawandi. Et vous apprendrez de toute façon plein de choses (je ne connaissais pas le mutazilisme).
Auteur(s) du livre : Ouvrage collectif
Éditeur : Les presses de SciencesPo
978-2-7246-4150-9
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 21 février 2024
Cet atlas illustre (au sens propre) un certain nombre d'aspects du monde numérique (plutôt axé sur l'Internet). Beaucoup de données et d'infographies sous les angles économiques, sociaux et politiques.
L'ouvrage est très graphique, et riche. Tout le monde y trouvera des choses qui l'intéressent comme le spectaculaire tableau des systèmes d'exploitation p. 18 ou bien la représentation astucieuse de l'alternance des modes en IA p. 33 ou encore la visualisation de la censure en Russie p. 104 (tirée des travaux de Resistic). Les résultats ne sont pas forcément surprenants (p. 61, les youtubeurs les plus populaires sur les sujets de la voiture ou de la science sont des hommes, sur les sujet animaux, style et vie quotidienne, ce sont des femmes). Mais plusieurs articles mettent aussi en cause certaines analyses traditionnelles comme p. 82 celui qui dégonfle le mythe « fake news » (ou plus exactement leur instrumentalisation par les détenteurs de la parole officielle).
Les utilisations de l'Internet (en pratique, surtout les réseaux sociaux centralisés) sont très détaillées, par contre l'infrastructure logicielle est absente (la matérielle est présente via des cartes de câbles sous-marins et des articles sur l'empreinte environnementale).
Les infographies sont magnifiques mais souvent difficiles à lire, en raison de leur petite taille (sur la version papier de l'ouvrage) et du fait que chacune est le résultat de choix de présentation différents. D'autre part, les couleurs sont parfois difficiles à distinguer (p. 31 par exemple). Et l'axe des X ou celui des Y manque parfois, comme dans l'article sur la viralité p. 56 qui n'a pas d'ordonnées. Il faut dire que certaines réalités sont très difficiles à capturer comme la gouvernance de l'Internet p. 101, sujet tellement complexe qu'il n'est pas sûr qu'il aurait été possible de faire mieux.
Plus gênantes sont les bogues comme p. 31 la Quadrature du Net et FFDN classées dans « Secteur économique et start-ups ». Ou bien p. 37 LREM considéré comme plus à gauche que le PS…
Auteur(s) du livre : David Grann
Éditeur : Simon & Schuster
976-1-47118367-6
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 20 février 2024
Si vous aimez les histoires de bateau à voile, avec naufrages, mutineries, iles désertes et tout ça, ce roman vous emballera. Sauf que ce n'est pas un roman, le navire « The Wager » a vraiment existé et vraiment fait vivre toutes ces aventures à son équipage.
Le livre a été écrit par David Grann, connu comme l'auteur de « Killers of the flower moon ». En attendant que Scorsese en fasse un film, comme il l'a fait de « Killers of the flower moon », je recommande fortement la lecture du livre. « The Wager », navire de guerre anglais, n'a eu que des malheurs pendant la guerre de l’oreille de Jenkins. Départ retardé, épidémies à bord alors même qu'il était encore à quai, problèmes divers en route, une bonne partie de l'équipage mort alors même que le Wager n'a pas échangé un seul coup de canon avec les Espagnols. Le bateau finit par faire naufrage en Patagonie. À cette époque, sans radio, sans GPS, sans même de mesure de longitude correcte, de tels naufrages n'étaient pas rares. (Le livre parle aussi d'une escadre espagnole qui a tenté d'intercepter celle où se trouvait le Wager, et n'a pas été plus heureuse.)
Ce qui est plus original dans le cas du Wager est que des survivants sont rentrés séparement en Angleterre et qu'ils ont raconté des histoires très différentes sur le naufrage et la mutinerie qui a suivi. Chacun (en tout cas ceux qui savaient écrire ou bien trouvaient quelqu'un pour le faire pour eux) a publié sa version et l'auteur de ce livre essaie de rendre compte des différents points de vue.
Donc, pas un roman mais autant de rebondissements que dans un roman. Vous feriez comment, vous, pour rentrer en Angleterre si vous étiez coincé sur une des iles les plus inhospitalières d'une des régions les plus inhospitalières du monde ? Le plus extraordinaire est que plusieurs groupes de survivants y sont arrivés, par des moyens différents.
Sinon, les informaticien·nes noteront que l'arrière-grand-père d'Ada Lovelace était à bord (il fait partie de ceux qui ont écrit un livre sur le voyage du Wager). Les fans de Patricio Guzmán verront que cela se passe au même endroit que son film « Le bouton de nacre » (et on croise dans le livre les mêmes Kawésqars).
Auteur(s) du livre : Ouvrage collectif
Éditeur : Les éditions de l'atelier
978-2-7082-5410-7
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 19 février 2024
Comme les lecteurices de ce blog le savent sûrement, je pense que la place prise par le numérique dans nos vies justifie qu'on réfléchisse sérieusement à cette transition que nous vivons. Donc, ce livre est une bonne idée. Mais, comme beaucoup d'ouvrages collectifs, il souffre d'un manque évident de coordination entre les auteurices, dont les différentes contributions sont de niveaux très inégaux.
On y croise ainsi des baratineurs classiques comme Luc Ferry, personnage qu'on aurait pu penser définitivement démonétisé. Sans surprise, il parle d'un sujet cliché, le transhumanisme (le mannequin de paille classique de beaucoup d'« intellectuels » français). Sans aller aussi loin dans la vacuité, on trouve aussi dans ce livre des articles par des auteurs dont on peut se demander s'ils maitrisent leur sujet. Ainsi une auteure présentée comme spécialiste des questions bancaires déplore que l'IA a des biais quand elle décide d'accorder un prêt ou pas (un exemple, typique de la sur-utilisation de la notion de biais ; évidemment qu'un outil d'aide à la décision en matière de prêts va être mal disposé envers les gens ayant des revenus faibles et irréguliers). Le texte de présentation de chaque contribution a aussi sa part de responsabilité, comme celui de l'article sur la chaine de blocs qui dit que les données sont cryptées (et, non, le problème n'est pas l'utilisation de cet terme, « chiffrées » n'aurait pas été mieux). Enfin lisant un livre qui se veut de réflexion sur le numérique, je vois la phrase « les technologies digitales sont des technologies qui sont faciles à prendre en main », et je me demande si l'auteur l'a fait exprès.
Bon, assez critiqué, il y a aussi des analyses intéressantes (j'ai dit intéressantes, pas forcément que j'étais 100 % d'accord) : Pauline Türk réfléchit sur l'utilisation du numérique pour améliorer le processus démocratique, Ophélie Coelho traite de géopolitique et détaille les risques liés à la dépendance vis-à-vis d'entreprises ou d'États, Lionel Maurel plaide pour l'ouverture des résultats des recherches scientifiques, mais aussi (avec nuances) pour l'ouverture des données de recherche, Philippe Bihouix explique concrètement comment réduire l'empreinte environnementale, Jessica Eynard questionne l'identité numérique (même si je la trouve bien trop optimiste sur le projet d'identité numérique étatique au niveau de l'UE), Amine Smihi décrit la vidéosurveillance vue de son rôle d'élu local, etc.
Bref, un tour d'horizon de beaucoup de questions que pose la place du numérique dans notre société.
Fiches de lecture des différentes années : 2024 2023 2022 2021 2020 2019 2018