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Fiche de lecture : Leur progrès et le nôtre

Auteur(s) du livre : François Ruffin
Éditeur : Seuil
978-2-02-147770-2
Publié en 2021
Première rédaction de cet article le 25 avril 2021


Le progrès technique est-il une bonne ou une mauvaise chose ? Avec tous les philosophes et militants politiques qui ont réfléchi à la question depuis je ne sais plus combien de siècles, on se doute bien qu'il n'y aura pas de réponse simple. Et puis, posé comme ça, c'est trop binaire. Dans ce court livre, François Ruffin estime que ça dépend, ça dépend de quel progrès, de qui le décide, de comment c'est déployé.

Nous voyons en ce moment beaucoup d'« injonctions au progrès », d'affirmations peu subtiles comme quoi le « progrès » (au sens du progrès technique) est à la fois forcément positif, inévitable et que de toute façon ceux et celles qui s'y opposent sont à coup sûr des amish attardés. Ce discours de la « startup nation », porté par exemple par Emmanuel Macron, est tellement idiot qu'il permet à Ruffin de se faire plaisir facilement, par exemple en dressant p. 20 la liste des cérémonies d'adoration des entreprises du numérique auxquelles a participé le président de la république, qui préfère se faire photographier en présence de patrons du numérique qu'avec des infirmières ou des éboueurs. L'auteur oublie d'ailleurs parfois son point de vue de classe par exemple en affirmant p. 23 que Macron aime s'entourer d'une « cour de geeks » comme s'il y avait le moindre rapport entre les patrons des grandes entreprises du numérique et le développeur de logiciel libre dans son garage. De même, taper sur Musk (p. 123) n'est pas difficile, tant le personnage prend soin d'être sa propre caricature.

Ruffin peut donc, vu le ridicule des propagandistes de « la Tech », facilement expliquer que tout progrès n'est pas bon à prendre. Le progrès technique n'est pas toujours un progrès social, et l'auteur liste de nombreux exemples où les techniques modernes, notamment autour du numérique, peuvent servir à opprimer, à surveiller, à contrôler et pas à augmenter le bonheur humain. D'où le titre, il y a ce qu'ils appellent le progrès, et ce que les lecteurs du livre considéreraient comme le vrai progrès (augmenter le salaire des enseignants plutôt que de chercher à tout prix à se faire voir serrant la main de Zuckerberg). Même sans parler de cas où le progrès technique a été un recul social (la surveillance généralisée est probablement le meilleur exemple), l'auteur cite aussi avec raison des cas où le progrès n'est pas linéaire et où ses effets peuvent s'épuiser. Un réfrigérateur dans la maison est un progrès, un deuxième n'apporte pas tellement d'avantages. (Comme le dit un des protagonistes de la série Mad Men à un débutant dans le monde de la publicité « notre rôle est de convaincre le consommateur d'acheter un objet alors qu'il en a déjà un qui sert à la même chose ».)

Cette partie où Ruffin explique que le progrès technique est un moyen, pas un but en soi, est la meilleure du livre. Il l'illustre de nombreux exemples. Après, les difficultés commencent : il ne faut pas avaler tout sous prétexte que ce serait « le progrès » mais comment décider ? L'auteur suggère quelques pistes, mais plutôt vagues. La démocratie, que le déploiement de telle ou telle technique, soit décidé par les citoyens, d'accord, mais les modalités pratiques ne vont pas aller sans mal. (C'est un des points que notait, à juste titre, le RFC 8890.) François Ruffin propose p. 139, une « Convention citoyenne permanente sur le numérique », l'idée me semble intéressante mais elle n'est pas développée, alors que cette suggestion fait surgir plein de questions. Une autre proposition, formulée par une personne interrogée par l'auteur (p. 140), serait que les ingénieurs décident « quelles applications autoriser », ce qui, cette fois, fait plutôt froid dans le dos.

Il faut dire qu'analyser les conséquences d'un progrès technique, surtout s'il n'a pas encore été déployé, est difficile. François Ruffin cite souvent la 5G, sujet à la mode. Heureusement, il ne reprend pas les délires complotistes entendus souvent (par exemple sur le « danger des ondes ») mais il traite le sujet de manière trop superficielle, par exemple en disant que la 5G n'a « pas d'utilité », ce qui est toujours une conclusion imprudente.

L'auteur dérape également un peu lorsqu'il brode p. 69 sur la légende comme quoi toutes les écoles de la Silicon Valley seraient sans ordinateurs car les cadres des entreprises du numérique voudraient mettre leurs enfants à l'abri de ce danger. Non seulement ce récit ne repose que sur quelques déclarations isolées de quelques personnages, mais il est amusant de constater que des gens qui critiquent, à juste titre, le manque de culture politique de pas mal d'acteurs du numérique, considèrent comme crédibles toutes les théories qu'ils peuvent émettre sur l'éducation. Pourquoi ne pas également les citer quand ils deviennent végétaliens ou bien se convertissent au bouddhisme, autres modes californiennes ?

Ce livre a le mérite de poser les bonnes questions : qui décide ? La 5G, l'Internet, l'infomatique, les ordiphones ne sont pas arrivés tout seuls. Des gens ont décidé, et ont mis les moyens nécessaires. Toute la question du progrès est de savoir qui va pouvoir prendre ces décisions, aujourd'hui confisquées par une minorité.

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