Première rédaction de cet article le 23 mars 2009
Le numéro de Science & Vie de décembre 2008. contient un article intitulé « Internet au bord de l'explosion ». L'article explique que ce n'est que par miracle que l'Internet continue de fonctionner et qu'il est nécessaire de faire table rase de tout ce qui existe pour bâtir, en partant de zéro, un réseau « meilleur ».
La principal caractéristique de l'article est le ton sensationnaliste, traditionnel avec le Paris-Match de la science. « Une naïveté confondante », « Déjà un quart des ordinateurs dans le monde serait détourné par des hackers [sic] », « Le Net est une démo inachevée qui ne survit que grâce à des rustines », voici quelque uns des sous-titres de cet article. Ces titres devraient suffire, même aux gens qui ne connaissent pas Internet, pour juger du sérieux de l'article.
Si, en plus, on connaît le sujet, c'est plutôt pire. L'article est bourré d'erreurs, comme sur la taille du botnet Storm, estimée à plus de quinze millions de machines (bien au delà des estimations les plus larges, pourtant elles-mêmes très souvent gonflées), ou sur la faille BGP de Kapela & Pilosov, illustrée par un dessin... faux (si le premier routeur a été « reprogrammé », il n'y a nul besoin de faille BGP pour rediriger le trafic, le danger de l'attaque Kapela & Pilosov est justement qu'elle marche avec des routeurs non piratés). Les connaissances de l'auteur ne sont pas meilleures sur les sujets non techniques. Ainsi, un encadré explique doctement que, à l'IETF, on vote à mains levées (non, il n'y a pas de votes à l'IETF).
Toutes ces énormités se comprennent mieux lorsqu'on voit apparaître la conclusion de l'article : il faut tout refaire, recommencer en partant de zéro. Ce thème de la table rase est un thème qui bénéficie d'un certain écho, suite à l'activité intense de plusieurs groupes de chercheurs, comme ceux du projet Clean Slate aux États-Unis. Cherchant à obtenir crédits et soutiens médiatiques, l'un n'allant pas sans l'autre, plusieurs groupes se sont lancées dans des campagnes actives autour de l'idée qu'il faut arrêter de corriger un problème de l'Internet après l'autre et refaire le réseau en partant de zéro. L'article de Science & Vie est simplement un élément de cette campagne de presse, seuls deux opposants ont été invités à s'exprimer en quelques lignes.
Où est le problème avec les projets de table rase ? A priori, l'idée est raisonnable. Un bon ingénieur ne va pas corriger sans cesse un objet technique mal conçu, il va le refaire. Mais il y a deux failles dans ce raisonnement. Le premier est que l'Internet n'est pas un objet isolé qu'on peut jeter à la poubelle et remplacer. C'est un système très grand et très complexe qu'on ne peut pas plus remplacer qu'on ne pourrait remplacer les autres grands systèmes complexes sur lesquels repose notre société. On peut refaire la peinture de son appartement, pas raser Paris pour la refaire en mieux. C'est un phantasme d'ingénieur que de croire qu'on peut tout jeter et repartir de zéro. Dans la réalité, de tels changements nécessitent des grands moyens, des très grands moyens. (Cette idée de la modestie par rapport aux changements nécessaires est défendue dans l'article de Science & Vie par Christian Huitema et, dans un excellent article, There are no "do overs" in history , par Milton Mueller.)
Mais il y a une deuxième faille chez nos révolutionnaires. En mettant le paquet, on peut toujours changer ce qu'on veut. Mais encore faut-il pouvoir créer mieux après. Et c'est là que le bât blesse le plus. Que veulent les tenants de la table rase et comment comptent-ils l'obtenir ? Ce qu'ils veulent n'est pas toujours clair, on trouve des textes appelant à un réseau plus sûr, avec des contrôles systématiques à tous les niveaux (car l'Internet n'est pas assez sécurisé) tout en réclamant une possibilité de communications anonymes (car l'Internet sait trop de choses). La plupart des partisans du retour à la case Départ sont plutôt du côté du maximum de contrôle, comme le dénonce à juste titre Bernard Benhamou dans l'article de Science & Vie.
Il n'y a pas que sur le cahier des charges que les raseurs de table sont en désaccord. Ils sont typiquement très flous sur les moyens à mettre en œuvre. Par exemple, tout le monde déteste le spam. Les remiseurs à zéro ont donc la partie facile en expliquant qu'il est difficile de mettre en place des mécanismes anti-spam sur le courrier électronique existant (vrai) et en annonçant qu'avec « leur » réseau, il n'y aura pas de spam. Promesse facile ! Comment comptent-ils faire ? Aucun détail n'est jamais fourni. Et, pour cause, soit les réseaux sont très utilisés, comme l'Internet, et ils attirent alors, entre autre, les escrocs et les bandits, soit personne ne s'en sert (comme le défunt X.400 que certains promoteurs de la table rase, en France, avaient défendu) et, en effet, les délinquants n'y vont pas...
Comme les journalistes professionnels ne font que se recopier les uns les autres, Libération s'y est mis le 15 avril avec un article identique, « Internet est limité ».
Terminons par quelques attaques personnelles. L'article de Science & Vie est complètement unilatéral. Le « journaliste » a simplement transcrit le dossier de presse qui lui a été présenté par quelques équipes de recherche en demande de subventions et quelques anciens des réseaux (comme un professeur d'université français qui écrivait dans son livre, dans les années 1980, que TCP/IP était une expérimentation sans avenir).
Par contre, il ne cite pas une seule fois les jeunes chercheurs et étudiants qui travaillent effectivement sur le futur. En effet, les gens qu'il faut interroger sur l'avenir des communications numériques ne sont pas ceux qui ont des titres ronflants de Directeur de ceci ou de Président de cela, ou ceux qui exhibent leur Légon d'Honneur. Ceux qu'il faut interroger, ce sont des chercheurs et des étudiants peu connus, les Vint Cerf de demain...
Version PDF de cette page (mais vous pouvez aussi imprimer depuis votre navigateur, il y a une feuille de style prévue pour cela)
Source XML de cette page (cette page est distribuée sous les termes de la licence GFDL)