Première rédaction de cet article le 12 mai 2009
C'est en train de devenir une tendance, la refonte complète de l'Internet pour faire « mieux ». Les promoteurs (peu nombreux mais très bruyants) de cette approche se réclament en général de l'idée de « table rase » : Internet serait vraiment trop mal fichu, il faut le remplacer complètement. J'apprécie l'ambition de ces projets et les idées techniques, souvent très bonnes, de leurs participants. J'apprécie moins leur mélange systématique (et probablement volontaire) de la recherche fondamentale (pour la liberté qu'elle procure au chercheur) avec les applications pratiques (qui rapportent des sous). Les secondes nécessitent de tenir compte de l'existant (ne serait-ce que pour déployer la nouvelle technologie) et se marient mal avec l'idée de repartir de zéro. John Day vient de rejoindre les rangs des raseurs de table, avec un livre et une nouvelle organisation.
Celle-ci, la Pouzin Society a tenu sa première réunion à Boston le 7 mai. Je n'y étais pas et je n'ai pas trouvé de compte-rendu sur le Web mais certains documents sont distribués (l'adresse est bizarre mais c'est parce que le site original ne permet pas de faire des liens directs vers une page, en raison de leur utilisation des frames ; comme quoi, on peut parfaitement vouloir refaire le mécanisme de nommage et d'adressage de l'Internet et être complètement ignorant de l'utilisation pratique des URL, les adresses Web...).
Plusieurs noms connus apparaissent dans l'annuaire de la Pouzin Society comme Louis Pouzin ou Mike O'Dell (auteur du RFC 2374 et de quelques autres) mais seul John Day (auteur des RFC 520, RFC 732 et quelques autres) semble réellement actif (les autres n'ont rien publié de technique depuis longtemps).
Parmi les papiers de Day que j'ai lus (je ne me suis pas encore attaqué à son récent livre, Patterns in Network Architecture: A Return to Fundamentals), le plus intéressant est "Networking is IPC": A Guiding Principle to a Better Internet qui explique les bases de ses idées.
Elles sont très intéressantes. Par exemple, sa proposition sur le nommage et l'adressage n'utilise que des noms (les adresses sont reléguées à des couches très basses) et donc « son » Internet dépendrait du DNS encore plus que l'actuel. Cette proposition que les applications ne manipulent que les noms a déjà été faite dans le contexte de la migration vers IPv6 (il est en effet tout à fait anormal qu'il faille « porter » les applications vers IPv6 alors que l'écrasante majorité des applications se moque pas mal du protocole de couche 3 qui est utilisé ; cette obligation du portage est un effet néfaste de l'API « sockets »).
Mais le problème n'est pas dans l'architecture qu'il propose (on repartirait vraiment de zéro, elle serait certainement à considérer) mais dans le fait qu'il fait de la recherche fondamentale (idées novatrices, pas de souci de l'existant, pas de plan de transition) tout en prétendant, pour les journalistes et les financeurs, faire de la recherche appliquée, ayant des chances d'être déployée relativement rapidement. Day est très radical car il ne veut pas seulement refaire l'Internet en partant de zéro, mais il impose aussi de réécrire toutes les applications réseau.
Mais il y a aussi d'autres problèmes comme les conséquences politiques de ses choix. L'Internet de Day est un Internet à autorisation préalable indispensable, pour toute fonction. Albanel va adorer ! En outre, Day se vante (section 6.6 de son article) d'empêcher toute transparence du réseau et de permettre aux FAI de s'insérer dans les communications.
Enfin, comme pas mal de chercheurs en recherche... de subventions, Day utilise des procédés à la limite de l'honnêteté intellectuelle. Par exemple, il explique dans la section 6.5 de « Networking is IPC » que sa proposition supprime le « kludge of NAT » alors que ce n'est qu'un changement de terminologie, sa proposition est au contraire de généraliser le NAT en faisant de toutes les adresses des adresses privées. Il utilise la même rhétorique pour expliquer que sa proposition supprime le kludge des firewalls.
Parmi les autres papiers, Why Loc/Id Split Isn't the Answer est supposé être une critique de la technique de la séparation du localisateur et de l'identificateur. Mais il n'a pratiquement aucun contenu technique. Présenté sous forme d'un dialogue entre Day et un utilisateur naïf, c'est juste une longue complainte contre le monde injuste qui n'a pas voulu reconnaitre les qualités de Day. Comme le découvre petit à petit l'utilisateur, Day avait toujours raison sur tout depuis les débuts de l'Arpanet mais ni l'ISO, ni l'IETF n'ont voulu l'écouter. Pathétique.
Quant à The Fundamentals of Naming, c'est un essai intéressant de mettre au point une terminologie solide pour parler des réseaux (« A name is a unique string, N, in some alphabet, A, that unambiguously denotes some object... »). Effort louable (combien d'électrons ont été secoués en vain pour faire circuler des messages polémiques sur des notions comme les noms et les adresses sans que ceux-ci aient été définis d'une manière standard ?) mais probablement irréaliste, le vocabulaire suit en général la technique qui l'utilise, pas le contraire. Au moins, contrairement au précédent, ce texte est dénué d'affirmations cassantes comme quoi le reste du monde serait composé uniquement de crétins.
Est-ce que l'innovation dans les réseaux informatiques est vraiment condamnée à n'être utilisée que par des vieilles gloires qui cherchent à se recaser, des trolls, ou des journalistes en mal de sensationnel ? Évidemment non, et une telle innovation demeure toujours aussi nécessaire. L'Internet d'aujourd'hui n'est pas la réalisation ultime de l'humanité et des percées formidables se produiront certainement un jour. Mais les vrais chercheurs, ceux qui inventent les réseaux de demain, sont trop occupés à spécifier des protocoles et à les mettre en œuvre pour s'occuper de leur promotion...
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